"La liberté ne peut être que toute la liberté ; un morceau de liberté n'est pas la liberté." (Max Stirner)."
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23 octobre 2007

Il y a 30 ans : l’assassinat d’Andréas Baader et de ses camarades


Plus les années passent et plus nombreux sont les journalistes, historiens, voire militants qui évoquent les suicides
des militant(e)s de la Fraction armée rouge, en 1976 et 1977, sans
imprimer ou faire entendre au moins des guillemets de pudeur ou de
prudence. Il m’a donc semblé utile de reproduire l’essentiel du
chapitre II de Suicide, mode d’emploi(1982),
intitulé « Le massacre d’État » (l’autre partie, déjà mise ne ligne,
concerne la mort de Robert Boulin). Lorsque le terme « terroriste » y
apparaît, il s’agit de l’image spectaculaire qu’instrumentalisent la
presse et l’État.


J’ai procédé à quelques corrections de ponctuation et
ajouté des notes entres crochets dans le texte. À la suite du chapitre
de 1982, j’ai résumé les informations contenues dans Le Droit à la mort (éditions Hors commerce, 2004).



« Le problème qu’ils ont avec nous, c’est que notre conscience
politique ne quittera pas notre corps sans que ce qu’on appelle "vie"
ne le quitte aussi. »


Lettre d’Ulrike Meinhof à ses avocats (février 1974).


George Orwell attirait l’attention sur la nécessité de
décrypter le langage du pouvoir. « L’esclavage c’est la liberté » ; un
meurtre est un suicide. Giuseppe Pinelli défenestré à Milan, José
Tronelle égorgé à la Santé, meurtre avéré ou décès inexplicable, la
vérité d’État tranche.


La Fraction Armée Rouge allemande (RAF) est décimée
dans les années 70 [du XXe siècle]. Certains de ses militants sont
abattus dans la rue, d’autres succombent aux mauvais traitements et à
l’absence de soins (Katharina Hammerschmidt, Siegfried Hausner). On
laisse Holger Meins mourir de sa grève de la faim. C’est dans le cadre
d’une politique d’élimination que s’inscrivent les
« suicides » d’Ulrike Meinhof, d’Andréas Baader, de Gudrun Ensslin, de
Jan-Carl Raspe et d’Ingrid Schubert, ainsi que la « tentative de
suicide » d’Irmgard Moeller.


Il est de règle aujourd’hui chez les intellectuels
français de faire précéder toute déclaration concernant la RAF d’un
« avertissement » par lequel ils protestent de leur opposition à la
lutte armée en occident. Nous nous en dispenserons. Libre aux
démocrates d’y voir un soutien tacite à la guérilla, et aux partisans
de la RAF de penser que nous parlons forcément contre eux [1].


L’assassinat des militants allemands montre comment
l’État a su utiliser le potentiel émotionnel du « suicide » pour
accréditer la plus cynique des fables. Tout se passe comme s’il
suffisait de prononcer le mot pour brouiller les cartes, prendre de
l’avance sur la vérité des faits, et se dispenser d’avoir à les établir.


La première cible des assassins d’État est Ulrike
Meinhof, considérée comme l’idéologue du groupe. La synthèse en une
femme de l’amante, de l’intellectuelle et de la pétroleuse en fait la
victime symbolique idéale. Avant même de penser à la tuer, on cherche
comme c’est souvent le cas, à détruire son image et son prestige. Elle
est placée à l’isolement total (y compris acoustique) pendant deux cent
trente-sept jours. Durant cette période, le parquet étudie la
possibilité de l’interner en hôpital psychiatrique. Ce projet est
contrarié par la première grève de la faim des prisonnier(e)s qui
permet de dénoncer publiquement la privation sensorielle comme élément
d’une stratégie de lavage des cerveaux. Le parquet change de tactique :
se fondant sur l’existence chez Meinhof d’une tumeur au cerveau dont il
exagère la malignité, il ordonne une série d’examens qui seront
pratiqués si nécessaire par la contrainte, et sous anesthésie. Ces
examens préparent, semble-t-il, une intervention chirurgicale.
L’intention est claire, et benoîtement exposée par le procureur fédéral
Zeiss : « Ce serait gênant pour ces gens si l’on s’apercevait qu’ils
ont suivi une folle [2]. »
Les protestations internationales font échouer cette deuxième
tentative. Le 9 mai 1976, Ulrike Meinhof est retrouvée pendue dans sa
cellule. La thèse du suicide est aussitôt décrétée par les autorités,
et reprise par les médias. L’autopsie est pratiquée à la hâte, sans
qu’aucune personnalité indépendante puisse y assister (ni les avocats
ni la famille ne peuvent voir le corps). Elle est à tel point bâclée
que sur le plan médico-légal on ne peut parler que de sabotage. Ainsi,
on ne procède à aucune recherche d’histamine. Cette hormone tissulaire
est produite en grande quantité par les cellules vivantes
de la peau à l’endroit d’une blessure. En comparant le taux d’histamine
de la peau autour des marques de strangulation et dans une autre région
du cou, on peut déterminer si la personne s’est pendue, ou si le corps
a été pendu post mortem.


Les constatations faites dans la cellule relèvent de la
même fantaisie. La corde avec laquelle Meinhof est censée s’être pendue
est certes mesurée... amputée de presque une moitié. Sa longueur réelle
est de 80 centimètres environ : on communique aux experts le chiffre de
51 centimètres. Ce raccourci n’est pas innocent ; Meinhof aurait
effectivement pu se pendre avec une corde de 51 centimètres. Avec la
corde retrouvée autour de son cou (80 cms), elle n’a pu qu’être pendue après
que la rigidité cadavérique permet de maintenir le corps droit, et la
tête dans la boucle, hors de laquelle elle aurait glissé immédiatement
avec une corde trop courte. Pour plus de sûreté, on « retrouve » son
pied gauche, bien à plat, en équilibre sur la chaise qu’elle est
supposée avoir utilisée. Autrement dit, elle est réputée s’être pendue
debout sur une chaise, et par un nœud coulant trop large dont sa tête
sortait par un mouvement naturel. Aucun des signes habituels de la mort
par asphyxie (les rapports officiels parlent bien d’asphyxie et non de
fracture des vertèbres cervicales) : saillie des yeux ou de la langue,
visage bleui par le manque d’oxygène. Un groupe de médecins anglais en
conclut qu’il s’agit « d’une mort par arrêt cardiaque par voie
réflexogène après étranglement par constriction de la carotide et
pression sur le nerf pneumogastrique [3] ».
Les mêmes médecins, analysant les rapports d’autopsie, attirent
l’attention sur la mention d’un œdème important dans les parties
génitales extérieures, et de tuméfactions sur les deux mollets. On
relève également une éraflure couverte de sang caillé sur la hanche
droite. Enfin l’examen de taches sur le slip de la victime permet de
déceler la présence de sperme (le parquet glosera sans fin au motif que
s’il y a sperme on n’a pu trouver de spermatozoïdes). À la certitude du
meurtre s’ajoute l’hypothèse du viol.


Il reste à savoir comment on a pu pénétrer dans la
cellule de Meinhof. Il apparaît d’ailleurs, en dehors même de la
contestation du suicide, que certaines constatations officielles ne
peuvent être expliquées que par l’intrusion d’un tiers dans la cellule.
Chaque soir, les détenu(e)s de Stammheim doivent remettre aux gardiens
les ampoules électriques et les tubes néon qu’on leur rendra le
lendemain. Pourtant, lorsque le corps de Meinhof est découvert, une
ampoule est normalement vissée sur la lampe de bureau. Les faibles
traces de doigts qu’on peut y déceler ne peuvent correspondre aux
empreintes de la prisonnière. Qu’importe, le résultat de cette
expertise n’est transmis au Parquet que quinze jours après que
l’instruction a été close.


L’enquête parlementaire qui suit la mort de Meinhof
permet de déterminer qu’il existe un accès secret au septième étage de
la prison. Un escalier relie la cour à tous les étages de la prison. Un
escalier relie la cour à tous les étages, les portes ne s’ouvrent que
de l’extérieur grâce à une clef spéciale. La porte du septième étage
est hors de vue du bureau des gardiens, et le système d’alarme peut
être débranché. Les honorables parlementaires confirment ainsi les
craintes exprimées par certains prisonniers : contrairement au mensonge
officiel selon lequel il n’existerait qu’un seul accès au septième
étage, les fonctionnaires du BKA (Office fédéral de la police
criminelle) et du BND (services secrets) disposent d’une entrée privée
à Stammheim. On n’a pas fini de s’en servir.


Dès le surlendemain de la mort d’Ulrike Meinhof,
Jan-Carl Raspe fait une déclaration au procès de Stuttgart-Stammehim au
nom des accusé(e) de la RAF. Il est clair pour eux qu’Ulrike a été
exécutée, et que cela marque un tournant dans la politique
d’élimination de la guérilla. Les détenu(e)s participent activement à
la contre-enquête, et dénoncent les mensonges orchestrés par les
médias. Un an plus tard, le 7 avril 1977, le commando « Ulrike
Meinhof » de la RAF exécute le procureur fédéral Buback, jugé
directement responsable du meurtre d’Holger Meins, de Siegfried Hausner
et d’ Ulrike Meinhof. Dans le communiqué de revendication, il est dit :
« Nous empêcherons que l’accusation fédérale utilise la quatrième grève
de la faim collective des prisonniers (...) pour assassiner Andréas,
Gudrun et Jan, comme le propage déjà ouvertement la guerre
psychologique depuis la mort d’ Ulrike [4]. »


Les acteurs sont en place, le scénario est rodé, chacun
peut dès ce moment prévoir la suite. Le processus de décapitation de la
guérilla va se poursuivre. Le 5 septembre 1977 l’ancien SS Hans Martin
Schleyer, patron des patrons allemands, est enlevé. Le 13 octobre, un
Boeing de la Lufthansa qui assure la liaison Palma de
Majorque-Francfort est détourné avec quatre-vingt-onze passagers à son
bord. L’objectif de ces deux actions coordonnées est d’obtenir la
libération de onze détenu(e)s de la RAF et de deux Palestiniens
incarcérés en Turquie. Le 17 octobre, l’assaut est donné au Boeing de
Mogadiscio par un commando spécial de la police allemande. Trois des
pirates de l’air sont tués, la quatrième grièvement blessée.


Le mardi 18 octobre au matin, on « découvre » dans
leurs cellules les corps de Baader, Ensslin et Raspe. Seule Irmgard
Moeller survit à ses blessures.


On pourrait s’attendre à ce que le gouvernement, déjà
clairement accusé de meurtre sur la personne de Meinhof, prenne un luxe
de précautions pour que, cette fois, l’action des enquêteurs soit
irréprochable. Au contraire, la mascarade reprend, chaque jour apporte
une nouvelle contradiction, une nouvelle incohérence. Le magazine Stern,
pourtant peu suspect de sympathie pour les terroristes (qui l’ont
dénoncé à l’époque comme agent de la propagande gouvernementale), a
publié en octobre 1980 un dossier récapitulatif sur « Le cas Stammheim [5] ».
Il n’est pas vain, comme on peut l’imaginer, de se pencher aujourd’hui
sur les rapports d’enquête. La « vérité officielle » est maintenant
définitive dans sa forme. Elle parle d’elle-même.


Andréas Baader se serait tiré une balle dans la nuque,
maquillant ainsi son suicide en meurtre, telle est la version aussitôt
diffusée. Malheureusement, le Dr Hoffman, expert du BKA, dépose un
rapport selon lequel le tir a été effectué d’une distance de 30 à 40
centimètres, ce qui rend l’hypothèse du suicide matériellement absurde.
Réalisant sa bévue, l’expert tentera d’expliquer les faibles traces de
poudre relevées sur la peau (plus les traces sont légères plus le coup
a été tiré de loin), mais sans succès. Les rapports de la police et des
médecins légistes se contredisent sur le déroulement du « combat
simulé » par Baader. La balle mortelle est celle que l’on trouve près
du corps pour les uns ; elle a d’abord ricoché dans le mur pour les
autres, qui y trouvent des traces de sang et des débris d peau qui
avaient échappé aux premiers. Autre énigme : le sable retrouvé sous les
semelles de Baader. le service fédéral d’investigation criminelle de
Wiesbaden ne pourra finalement affirmer s’il peut provenir de la cour
située au huitième étage de la prison où les détenus effectuent leur
promenade. Baader est-il sorti de Stammheim ? Avec qui et pourquoi
faire ?


Jan-Carl Raspe se serait tiré une balle dans la tête.
Sur le point capital de savoir s’il a été découvert le pistolet à la
main (fait qui, selon le Pr Karl Sellier, expert de médecine légale
cité par Stern, doit faire penser au meurtre ; en
cas de suicide les muscles se détendent après la mort et l’arme tombe),
les témoignages divergent. Oui, disent d’abord les quatre
fonctionnaires qui l’ont trouvé ; non, rectifie le procureur Christ. Le
Pr Hartmann, expert désigné, tente d’emporter la décision devant la
commission d’enquête parlementaire : « Je me fais l’avocat du diable,
imaginons un tireur, il devrait être placé entre le lit de Raspe et le
mur, et il n’y a pas de place. » Si, répond Stern,
photos à l’appui ! Dernière incohérence : les recherches de poudre sur
la main de Raspe n’ayant rien donné, aucune expertise n’est faite pour
savoir si l’arme qui l’a tué laisse des traces de poudre sur la main du
tireur !


Gudrun Ensslin est retrouvée pendue. Comme pour
Meinhof, les experts, qui n’ont guère progressé, se procèdent pas à la
recherche d’histamine. L’expert Rauschke, qui s’est déjà signalé dans
le passé par son autopsie-boucherie de Meinhof (rendant toute
contre-expertise impossible), et par son dévouement aveugle à
l’accusation, se charge cette fois de faire disparaître la chaise sur
laquelle Ensslin serait montée. Encore ne le sait-on que grâce aux
protestations de l’expert viennois Holczabek. Aucune analyse n’a donc
pu être faite sur cette chaise : empreintes digitales, etc. Le fil, ou
la ficelle, qui soutenait le cadavre provenait-il de l’électrophone de
la victime ? Eh bien, « d’après l’apparence extérieure »,
ledit fil et le fil électrique sont identiques. Les rapports de police
n’en disent pas plus. C’est d’autant plus regrettable que ce fil a
cassé... quand on a dépendu le corps. Bien entendu, aucune expertise
n’a cherché à évaluer le poids que ce fils pouvait supporter.


Irmgard Moeller, elle, est vivante. Elle se serait
enfoncé un couteau de cuisine, dont la lame mesure 9 centimètres, dans
le sein gauche. l’entaille la plus profonde ne mesure que 4
centimètres. le procureur Christ a beau jeu d’en tirer argument en
faveur du suicide. S’il s’agissait d’un meurtre, pourquoi l’avoir
ratée ? L’argument peut retenir l’attention de qui ignore le témoignage
du Pr Eberhard qui opère Moeller le 18 octobre 1977. Il relève, lui,
une piqûre profonde de 7 centimètres qui « cause une imprégnation
sanguine du tissu graisseux entourant le péricarde, et dont la largeur
indique un coup porté avec force ». Le procureur Christ n’en souffle
mot.


On savait déjà que les services secrets accédaient
librement au septième étage de Stammheim, l’enquête montre cette fois
que le système de surveillance vidéo (Siemens) ne fonctionne pas. Le 9
novembre 1977, un enquêteur peut courir le long du couloir de l’étage
et pénétrer successivement dans plusieurs cellules sans déclencher le
moindre signal d’alarme.



Parfaire le travail



Après les autopsies, auxquelles les représentants
d’Amnesty International n’ont pu assister, et les constatations dont
nous avons vu le sérieux, il reste à expliquer comment les détenus les
plus surveillés du monde détenaient des armes. Expliquer est un bien
grand mot. La police se contente de dévaster les cellules de Stammheim
et d’y découvrir, dans l’ordre : un paquet d’explosifs, un système de
communication intercellules, deux caches pour revolver, des cartouches,
etc. Tantôt le pistolet de Baader aurait été fabriqué artisanalement,
peut-être même dans les ateliers de la prison, tantôt ce sont les
avocat(e)s qui l’ont introduit par pièces détachées dissimulées ici
dans un anus, là dans un vagin. La prison la plus moderne du monde
était une passoire. Armés comme ils l’étaient, les détenus auraient pu
y soutenir un siège, voilà ce que le BKA apprend aux contribuables.


Un mois plus tard, c’est au tour d’Ingrid Schubert
d’être trouvée pendue. Même scénario. Non seulement Ingrid n’avait rien
dit ou écrit qui puisse attester d’une volonté suicidaire, mais elle
avait assuré son avocat, maître Bendler, qu’il n’en était pas question
pour elle. Justement ! triomphent les policiers allemands, c’est bien
la preuve qu’elle voulait faire douter de son suicide, et donc que c’en
est bien un. Ce système d’explication, aussi convaincant qu’il est
subtil, est repris sans une retouche par les dirigeants allemands. Tout
ce qui vient battre en brèche la thèse du suicide prouve en fait
l’infinie perversité des terroristes. Au cas où l’argument se
révélerait insuffisant, les autorités se réfèrent à de mystérieux
entretiens entre les détenus ceux-ci auraient parlé « d’arracher la
décision des mains du chancelier Schmidt », et autres périphrases aussi
obscures ou la thèse officielle veut lire la menace du suicide
collectif [6].



Le fin mot de l’histoire ou « à qui profite la vérité ? »



Baudrillard dénonce dans Libération un piège que personne, sauf lui, n’a décelé [7].
« Qu’est-ce que ça peut bien foutre, suicidé ou liquidé ? » Se lancer
dans une « recherche hystérique de la vérité » c’est vouloir exterminer
les terroristes sous le sens, « mieux encore que sous le coup des
commandos spécialisés [8] ». L’intellectuel confond la vérité (la matérialité des faits) et la recherche d’un sens (son job).


Nous ne demandons pas à la vérité d’alimenter un quelconque ressentiment contre l’État. Baader remarque déjà à propos des campagnes contre l’isolement sensoriel des prisonniers que « la torture n’est pas
un concept de lutte révolutionnaire (.). Ce dont il faut parler, c’est
de celui qui torture. De l’État ». Baader se trompe, qui croit utile et
nécessaire de pousser l’État à se révéler comme impérialiste, contraint
à pratiquer la torture. La torture comme arme de guerre ne nous apprend
rien que nous ne sachions déjà sur l’État, ni non plus la vérité de
Stammheim sur la nature de la démocratie en RFA.


Baudrillard relève justement que l’État « pouvait
mettre en scène la mort de Baader proprement - il ne l’a pas fait
(...), il faut y voir la clef de la situation ».
Il se trompe quand il ajoute : « En semant ce doute, cette ambiguïté
délibérée sur les faits, il a fait que c’est la vérité sur cette mort,
et non cette mort elle-même, qui est devenue passionnante. »


Il est vrai qu’en détruisant les cellules de Stammheim,
l’État a, dans un même mouvement, effacé les traces d’un crime et
laissé planer son ombre sur la gauche allemande. Il est bon de montrer, ne serait-ce qu’allusivement, que l’État est prêt à tout. La mort des terroristes n’est en aucune manière passionnante par elle-même.
Ce qui est utile, c’est de lire dans les erreurs, calculées ou non,
qu’accumule le BKA, la parfaite sérénité de l’État. Qu’importe si
chaque déclaration résonne comme un bon mot. « C’est un coup bas (...).
Nus devons lever tous les doutes pour préserver l’image de la RFA à
l’étranger », dit Schmidt. Et il tient parole, il n’y a plus de doute
aujourd’hui, l’État a su répondre au défi maladroit de la RAF : nous
frappons qui nous voulons, quand nous voulons. « L’assassinat des
prisonniers est impensable dans une démocratie comme la notre », ajoute
le magistrat Textor, et on ne l’entend pas dire que le terrorisme aussi y est impensable. Ce qui est impensable en démocratie n’a pas lieu. Point.


L’État n’a pas, comme le croit Baudrillard, livré une « vérité introuvable » parce que ça n’existe pas.
Il lui a suffit de brouiller les cartes, assez pour nier un crime dot
il est flatteur d’être crédité par la rumeur. L’État sait parfaitement
que tout vérité se découvre un jour, il tient simplement à conserver
dans l’instant le monopole de la production des faits. Se « révéler »
fasciste ne l’embarrasse pas, s’il peut du même coup faire passer à la
trappe quiconque a l’outrecuidance de vouloir produire l’histoire.
L’État entend rester maître de la scène où il exhibe le spectacle du
terrorisme.



La perdition racontée aux adultes



Dans le « cas Stammheim », le journaliste doit inventer l’étiologie de la pratique suicidaire
du terroriste. L’autodestruction est l’aboutissement de la guérilla.
Puisqu’il prend le risque de mourir, le combattant cherche sa fin.
« Certains, en effet, tuent ou mieux attentent avec la plus grande
impéritie à la vie d’un chef de parti par exemple, dans l’unique but
d’en finir avec leur propre existence, n’ayant pas le courage de le
faire eux-mêmes [9]. »


« Je suis chacun de vous », aime à répéter l’État.
Jacquemaire [marque d’aliment pour bébés] la seconde maman, l’État cet
autre nous-même. Frapper l’État (cracher dans la Blédine), c’est se
faire injure. Qui déclare la guerre à l’État signe son arrêt de mort.


Le lecteur des gazettes réclame des détails, on lui en
donne. Élevés par des femmes (Baader, Raspe), influencés par elles, ou
pire, femmes elles-mêmes, pratiquant l’orgie et la pornographie
politique, les terroristes prennent la pose, miraculeusement décalqués
des images d’Épinal 1920. Qui a pu ignorer la poitrine de Gudrun
Ensslin (fille de pasteur !), corps délictueux généreusement affiché à
la une de Détective ou en pages intérieures de L’Express
(deux photos : fille de pasteur, petit col dentelle ; pétroleuse, seins
nus. Avant, après - quoi ?). Ingrid Schubert, elle , faisait partie de
la Kommune I de Berlin. « Le souvenir des communions
érotico-révolutionnaires de cette première collectivité anarchiste n’a
pas cessé de tenailler ceux qui en font (sic) partie [10]. » [La presse, Le Monde y compris, récidivera en publiant des photos de Joëlle Aubron, militante d’Action directe, nue.]


Ces gens étaient perdus depuis longtemps, dont les
égarements ne parlaient que de mort. « La mort enfin les a sauvés de la
dernière, de la plus fatale illusion et vanité du monde, le plaisir, la
volupté ; hélas, il y a tant de victimes de ce mensonge. La jeunesse
surtout s’y laisse prendre, aussi bien est-ce à elle particulièrement
que je voudrais adresser cette leçon de la mort. Quels sont donc ces
vains plaisirs du monde ? Tous sont du domaine de la Mort, parce que
tous dépendent de la partie la plus vile de l’homme, le corps qu’elle
doit frapper et coucher dans une tombe [11]. »






C’est en Allemagne qu’est publiée la première traduction de Suicide, mode d’emploi.
Le directeur des éditions Robinson (Francfort) fait précéder le livre
d’un avertissement concernant le chapitre qui figure ci-dessus. Il
prend ses distances avec les informations qui y sont publiées, assurant
que la thèse de l’assassinat est populaire en France (alors que les
informations sont, pour l’essentiel, tirées du magazine allemand Stern).


La Frankfurter Allgemeine Zeitung
publie un appel au boycottage, suivi par de nombreux libraires. Deux
Länder interdisent le livre à l’affichage et à la vente aux mineurs en
le qualifiant de « polémique contre l’ordre légal, social et
religieux », susceptible de perturber « l’intégration des jeunes ». Stern estime que le chapitre sur Stammheim a beaucoup pesé dans cette décision.


Klaus croissant, l’avocat des militant(e)s de la RAF,
demande à me rencontrer à Paris : serais-je d’accord pour préfacer un
livre rédigé par la sœur de Gudrun Ensslin, lequel paraîtrait d’abord
en France, puis en Allemagne ? Je fais part de mes réserves à
Croissant. D’une part je ne cautionnerai pas un livre qui
populariserait les positions politiques et stratégiques de la RAF, avec
lesquelles je ne suis pas d’accord ; par ailleurs, ma notoriété
médiatique est bien mince pour parrainer un livre de contre-enquête.
J’ignore si le projet a été réalisé en Allemagne.


Je reproduis in extenso la note figurant aux pages 92 et 93 du Droit à la mort (2004).


« J’entends dire que Klaus Croissant a été poursuivi
par la justice allemande pour avoir espionné l’extrême gauche pour le
compte de la Stasi, les services secrets de l’ex-RDA. Aurait-on cherché
à me recruter comme agent littéraire de Berlin-Est ? Sérieusement, à
quoi donc étaient payés les flics du BKA, sinon à surveiller les
milieux d’extrême gauche ? À supposer même que les compromissions
staliniennes de la RAF aient poussé maître Croissant à des liaisons
coupables avec la Stasi, que peuvent lui reprocher les flics de
l’Ouest ? De la concurrence déloyale ? Les assassins de Stammheim ont
toujours le mot pour rire. »



[1] Cf. déclaration de Baader au procès de Stammheim, le 18 juin 1975, in Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge » et dernières lettres d’Ulrike Meinhof, Maspero, 1978, p. 87.


[2] La mort d’Ulrike Meinhof, rapport de la commission internationale d’enquête, Maspero, 1979.


[3] La mort d’ Ulrike Meinhof, op. cit.


[4] Textes des prisonniers de la "fraction armée rouge", op. cit.


[5] « Der fall Stammheim », Gerhard Kromschröder, Stern, n° 45.


[6] Le dernier propagandiste de cette bonne nouvelle est le risible Bernard Volker qui répond dans Le Monde du 6 juin 1981 aux déclarations de maître Croissant (Le
Monde du 30 mai). Pour vanter le « modeste ouvrage » qu’il a commis, le
Volker se risque à cracher sur les morts de Stammheim dont les
motivations « relevaient davantage de la psychiatrie que de la
politique ». Maître Croissant fait justement remarquer qu’une menace de
suicide aurait dû en bonne logique susciter un regain de surveillance (Le Monde du 24 juin 1981).


[7] « Notre théâtre de la cruauté », 4 et 5 novembre 1977.


[8]
L’avocat Klaus Croissant, extradé de France le 16 novembre 1977, craint
davantage le BKA que la production de sens et prend la précaution
d’annoncer qu’il n’a pas l’intention de se suicider. Le soir de son
extradition se réunit le comité exécutif du PS ; des manifestants s’y
rendent en délégation. Claude Estier tente de les éconduire, Mitterrand
s’en va, et c’est Pierre Mauroy entouré de quelques gorilles qui lâche
une déclaration sibylline. À cette heure-là Croissant est en route pour
Stuttgart. Comme d’habitude, la gauche, protestations aux lèvres, et
mains dans les poches a laissé faire. [De nombreux meetings et réunions
des partis de gauche seront perturbés au cri de « Marchais Mitterrand,
merci pour Klaus Croissant ! »] À peine l’avocat a-t-il intégré sa
cellule à Stammheim, qu’il y découvre quatre lames de rasoir, dont une
bien en évidence, sans que l’administration de la prison puisse
expliquer ce prodige.


[9] Les Anarchistes, Cesare Lombroso Flammarion, s. d., trad. de la deuxième éd. italienne de 1896.


[10] Jean-Paul Picaper, Le Figaro, 14 novembre 1977.


[11] La Science de bien mourir, manuel de l’association de la bonne mort, R. P. Al. Lefebvre de la Compagnie de Jésus, Paris, 1877.

CLAUDE GUILLON