"La liberté ne peut être que toute la liberté ; un morceau de liberté n'est pas la liberté." (Max Stirner)."
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04 juin 2007

Cette sale ère du salaire

Cette sale ère du salaire

La force du système capitaliste réside sans doute en sa capacité à diffuser une morale anesthésiante qui vient légitimer les rapports de domination, non seulement aux yeux de ceux qui en sont victimes, mais aussi aux yeux de certains dirigeants qui sont parfois les premières dupes de l’idéologie qu’ils véhiculent.

Sous la période que l’on nomme Ancien Régime, la servitude était explicite et paraît aujourd’hui scandaleuse à tout bon citoyen français passé par les écoles de la République. Les hussards en blue-jeans, et autres instances porteuses de la culture légitime éduquent les consciences naissantes en expliquant combien le principe des privilèges, qui permettait aux nobles propriétaires de mener bon train sans travailler, était injuste et scandaleux. Fort heureusement, la Révolution a renversé cet ordre inique, en instaurant l’égalité de droit. Seulement, une fois de plus, il s’agit d’une vision sélective de l’histoire, vision qui contribue à occulter une partie de la réalité sociale contemporaine.

Rappelons d’abord que les revenus sur la rente existent encore aujourd’hui, et sont toujours aussi scandaleux qu’au XVIIIième siècle. Des propriétaires fonciers continuent de louer des terres et de s’accorder instinctivement pour faire flamber les prix de l’immobilier, etc. De nombreux individus continuent de vivre dans le luxe, simplement parce qu’ils sont propriétaires, souvent de père en fils. Pourtant, ce scandale ne choque pas l’opinion. On exhibe la jet-set dans les peopleries médiatiques, et ce sont les plus pauvres qui s’intéressent le plus à ces sagas toutes plus vulgaires les unes que les autres. Le Versailles moderne est idéalisé et porté au pinacle par le nouveau Tiers Etat. Triste ironie…

Ces quelques lignes auront suffit à rappeler le caractère foncièrement scandaleux de la rente.
Il est un autre scandale qui mérite plus d’attention et de réflexion : celui du travail salarié. Ce dernier est en effet beaucoup plus difficile à dénoncer car le travail est une valeur profondément ancrée dans nos consciences. L’analyse historique permet de relativiser le caractère absolu de cette sacro-sainte divinité occidentale. En effet, le travail n’apparaît comme valeur qu’assez tardivement : au cours du XVIIIème siècle, avec la naissance de la bourgeoisie. Jusque là, dans le système des valeurs nobiliaires, le travail était méprisé : il symbolise la déchéance de l’homme contraint depuis la faute du Péché Originel de travailler pour subvenir à ses besoins. Le luxe ultime était donc de pouvoir échapper à cette sordide condition qu’est celle du travailleur, en faisant travailler les autres.
Avec la naissance d’une proto-industrie (notamment dans l’Angleterre du XVIIIème siècle), d’autres valeurs émergent, telles que la famille (amour pour les enfants et la conjointe), l’épargne et bien sûr le travail. La réussite sociale doit désormais se mériter. En France, tout l’art de la bourgeoisie a été de s’appuyer sur l’élan de révolte contre l’ordre établi pour achever d’imposer ses valeurs. Et la fourberie a réussi : les historiens dignes de ce nom s’accordent aujourd’hui pour reconnaître que notre grande et belle Révolution Française a surtout profité à la bourgeoisie. En employant l’expression Ancien Régime, on suppose que le nouveau est radicalement différent. Or, les valeurs de la méritocratie et la morale du travail véhiculent une idéologie venant légitimer un système, qui, par essence, est tout aussi scandaleux que l’ancien.

Avec beaucoup de bon sens, Proudhon nous explique en quoi le travail, dans un système capitaliste, est toujours une spoliation, en distinguant fort judicieusement productivité du travail individuel et productivité du travail collectif. Dans son Mémoire sur la propriété, il fournit un exemple d’une telle pertinence que le lecteur, désarçonné, risque de choir de la selle des certitudes sur laquelle on l’a confortablement installé :

« Deux cent grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Louqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme en deux cent jours en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme des salaires eut été la même. »

Le salaire, dans le meilleur des cas, ne rémunère que la valeur du produit individuel du travail fourni par chaque ouvrier. Qu’en est-il de la valeur du travail collectif résultant de l’effet de synergie que permet l’association des hommes dans leur labeur ? Eh bien ce profit, la somme de la force collective, est tout bonnement empoché par l’employeur. Les salaires mirobolants perçus par les propriétaires dirigeants sont directement prélevés sur le dos des hommes, véritables bêtes de somme qui constituent ce que l’on appelle sans vergogne les « ressources humaines. » Le contrat de travail n’est qu’un biais institutionnel permettant la légitimation de l’asservissement économique, forme nouvelle d’esclavage dont a accouché la modernité. On comprend combien l’illusion de la juste rémunération est rentable et bien plus subtile que le système ouvertement scandaleux de l’Ancien Régime. Le travail, nouvelle religion, est donc vénéré dans nos sociétés, et l'on sait à quel point le fait d’être sans emploi peut être un stigmate social douloureux.

Pourtant, si « tout travail mérite salaire », comme l’enseigne la morale capitaliste aux enfants qui livrent les journaux ou tondent les pelouses des grands dans les pays développés, la réciproque n’est pas vraie : encore aujourd’hui, tout salaire n’est pas le fruit d’un travail…

La conceptualisation simple que propose Proudhon, le raisonnement aisé à saisir lorsque l’on fait preuve d’honnêteté intellectuelle, est un moyen (il en est d’autres) de démonter objectivement les principes moraux qui font du travail une fin en soi.

Penser le monde dans lequel on est jeté, voilà une action hautement subversive, une menace incontrôlable pour l’ordre établi.

DISSIDENCE