"La liberté ne peut être que toute la liberté ; un morceau de liberté n'est pas la liberté." (Max Stirner)."
Google
 

06 novembre 2007

Le complexe occidental du sauvetage d’enfants. De l’affaire de l’Arche de Zoé à la mise en cause du système de l’adoption internationale.

A
croire que c’est un syndrome culturel, une compulsion occidentale !
Celle qui consiste à aller aux quatre coins du monde pour « sauver des
enfants en danger de mort ». Je cite l’entête du site internet de
l’Arche de Zoé : « Il faut sauver les enfants du Darfour pendant qu’il
est encore temps. Dans quelques mois, ils seront morts ! ». Cette
association n’est pas la seule à s’appuyer simultanément sur l’urgence
et sur la nécessité du sauvetage d’enfants, ce sont des arguments
publicitaires auxquels nous sommes habitués au fil des campagnes des
grands organismes humanitaires internationaux. « Un enfant meurt (de la
faim, de la lèpre, de la tuberculose, etc.) toutes les X secondes »...
Sur le site de l’Arche de Zoé
(http://www.archedezoe.fr/accueil.htm), vous verrez les mêmes photos
d’enfants mourants et pitoyables que sur les brochures officielles
d’organismes très honorables comme l’Unicef, Handicap International ou
Action contre la faim.


Ce complexe est l’héritier à la fois de
notre culture judéo-chrétienne (le sauvetage des âmes), et de notre
culpabilité à l’égard des populations qui subissent les conséquences
dramatiques de l’impérialisme et du cynisme des gouvernants de nos
pays... L’espace dans lequel s’exprime le plus aisément ce complexe est
légal : il s’agit de l’adoption internationale. Les parents adoptants
que j’ai rencontrés dans le cadre d’une recherche en psychologie clinique
en 2006 (http://osi.bouake.free.fr/article.php ?id_article=417) en
témoignent : ils veulent « partager leur bonheur » avec un enfant
pauvre, un enfant déshérité auquel ils souhaitent « donner une
chance ». Certains rêvent ainsi, à la suite de Joséphine Baker, de
s’entourer de toute une collection d’enfants venus des quatre coins du
monde, pour faire des familles « smarties » ou « bénéthon ». Ils disent
que cette vocation leur est venue de très loin, souvent de leur
enfance... Ils affirment qu’ils ont toujours su qu’ils adopteraient un
jour. Le recueil d’enfants répondrait chez eux à une vocation.


Face à de telles motivations, difficile
d’évacuer la question de la culpabilité des nantis face à cette misère
qui remonte du Sud au Nord. Auparavant, cette misère s’étalait en
quatre mètres sur trois, sur les murs de nos villes. Depuis quelques
années, ce sont les corps morts des candidats à l’exil qui se
fracassent sur nos frontières méditerranéennes... La pression monte.


A travers le système légal et organisé
de l’adoption internationale, nous nous sommes habitués à l’idée que la
transplantation d’enfants des pays du Sud dans des familles du Nord
pouvait constituer une réponse acceptable à toutes les situations de
détresse : guerres, famines, maladies, etc. Quelque soit le problème,
un enfant risque de mourir, une seule réponse : « tu gardes ton
problème, je prends ton enfant ». Marché de dupes contre lequel un
jour, les populations du Sud ne manqueront pas de se dresser. Arrivera
un jour où les gouvernants des pays pourvoyeurs n’accepteront plus le
pillage humain... Et l’affaire de l’Arche de Zoé a pour effet
réjouissant d’accélérer ce processus.


L’adoption d’un enfant à l’étranger
n’est pourtant pas sans risque, il ne s’agit pas d’un « coup de
baguette magique » qui illuminerait brusquement la vie d’un enfant,
grâce à l’amour inconditionnel et au bonheur en kit. La recherche en
psychologie qui a été menée en 2006 à l’université Paris 8, a permis de
rencontrer des enfants adoptés qui présentaient une psychopathologie
très caractéristique. Le plus grand risque est bien sûr la souffrance
identitaire, qui dans ses formes extrêmes, s’exprime sous des formes
psychotiques ou dépressives (problèmes cognitifs, tentatives de
suicide, grande violence, etc.). Arrachés à leur pays et à leurs
attachements d’origine, il arrive que les enfants ramenés en France
aient des difficultés à se sentir chez eux, à endosser leur nouvelle
identité, à se glisser dans la « fiction juridique » qu’est l’adoption.
Le risque pour ces enfants déracinés est de rester « suspendus » entre
deux identités, comme le décrit Christian Dumortier dans son
livre-témoignage « Adopté dans le vide »..
Ces difficultés sont exacerbées lorsque les enfants ont un vécu
traumatique dans leur pays d’origine, ce qui est souvent le cas pour
cause de guerre, troubles politiques, déplacements de populations, mais
aussi maltraitances, absence de soins médicaux, famine... [2]


Si je parle de pillage, c’est que
l’argument justificatif du système légal (Adoption Internationale) et
des diverses formes illégales de « sauvetage » (Arche de Zoé et
consoeurs), est le même : ce sont des enfants sans famille, des
orphelins. Je me suis amusée cette semaine, d’entendre un ministre
tchadien rappeler que cet état, ce statut d’orphelin, n’existe pas au
Tchad, en ce qu’il relève d’une conception occidentale de la famille.
Je me réjouis d’entendre enfin de tels propos clairement énoncés, car
en effet, les anthropologues ne cessent de nous rappeler que les
systèmes culturels de parenté africains ont prévu des modalités locales
de prise en charge des enfants dont les parents sont morts : le rôle de
la famille élargie (oncles, tantes, etc.) est fondamental dans
l’accueil des orphelins. D’ailleurs, dans de nombreuses cultures, un
enfant qui est accueilli chez sa tante ou son oncle n’est pas considéré
comme un orphelin ! Doit-on rappeler qu’actuellement, le principal
obstacle au fonctionnement de cette solidarité familiale est la misère
économique dans laquelle se trouvent les familles africaines.


Au nom de l’urgence, il n’est pas
étonnant que nous passions d’un système légal à des mesures illégales.
D’ailleurs, les deux systèmes ne sont pas étanches, et la zone qui les
sépare est on ne peut plus floue. Où s’arrête la légalité lorsqu’il
s’agit de recueillir un « consentement éclairé » de la part de
personnes dans des situations de survie [3] ? Je soutiens par conséquent qu’il
existe un continuum entre les deux systèmes, et qu’il est hypocrite de
traiter les dérives de l’Arche de Zoé sans interroger les fondements du
système de l’Adoption Internationale
. D’ailleurs, les pays du Sud
ne s’y sont pas trompés : après le tsunami de décembre 2004,
l’Indonésie a fermé son pays à l’adoption afin de se prémunir du
pillage d’enfants, et cette semaine, c’est le Congo Brazzaville qui
annonce qu’il se ferme à l’adoption internationale suite à l’affaire de
l’Arche de Zoé... Arrivés à ce point, nous ne nous étonnerons pas en
constatant que la mobilisation fondatrice des « sauveteurs de l’Arche
de Zoé » est un projet destiné à venir en aide aux enfants et aux
familles victimes du Tsunami(http://www.archedezoe.fr/tsunami.htm).


Arrivée à ce point, il me semble
également important de souligner la vaste hypocrisie de nos dirigeants
français dans cette histoire. Car nous pouvons nous interroger sur ce
qui déclenche le passage à l’illégalité totale et revendiquée [4]
de la part des membres de l’Arche de Zoé ? Au nom de quoi des personnes
s’autorisent à « passer aux actes » ? Cette expression citée par
l’association française sur son site internet est intéressante du point
de vue psychologique... Le passage à l’acte étant le fruit d’une
impulsion produite par l’incapacité à élaborer une émotion.


C’est bien le sentiment d’urgence
qui autorise ces passages à l’acte. Et ce sentiment d’urgence a été
alimenté très récemment concernant le Darfour par les politiciens
français, qui souhaitent donner à leurs électeurs l’impression qu’ils
sont mobilisés pour faire face à la situation dramatique du Darfour,
pour donner l’illusion qu’ils sont en train d’agir. Il faut se rappeler
qu’au lendemain de l’élection présidentielle, Bernard Kouchner,
lui-même ancien french-doctor spécialiste de l’intervention d’urgence,
a organisé un sommet appelé « Urgence Darfour »... ce que Rony Brauman
dénonçait cette semaine comme « l’installation par les politiques de
l’idée que le sauvetage immédiat était un impératif au nom duquel la
transgression juridique était possible ». Il ne faut donc pas s’étonner
que certaines personnes qui avaient une vocation au sauvetage (comme un
ancien pompier Président d’une association) soient passées aux actes.
La réaction médiatique et politique de grande ampleur aux dérives mises
en actes par l’Arche de Zoé vise certainement à détourner l’attention
de la responsabilité morale de ceux qui ont utilisé l’urgence (du
Darfour et d’ailleurs) comme « caisse de résonance » à leurs propres
intérêts. Une vaste hypocrisie...


Pour être très claire et pour conclure,
j’affirme donc que les occidentaux abusent de leur position dominante,
au mieux pour recueillir des consentements à l’adoption de la part des
familles et des Etats, au pire pour organiser du pillage humain, en
présentant comme seule solution l’exportation d’enfants devenus
marchandises. Et nous soutenons pourtant qu’il en existerait une
autre : donner les moyens à ces familles élargies de prendre en charge
et d’accueillir leurs orphelins. Il me semble que la réponse
d’Orphelins Sida International est clairement engagée à cet égard : les
personnes qui parrainent des enfants par notre intermédiaire
soutiennent que la meilleure solution est de donner des moyens aux
familles pour continuer d’élever leurs enfants au sein de leurs
communautés.


Il se trouve que notre association
existe depuis 7 ans et que nous peinons à nous développer. Malgré les
250 enfants parrainés à l’heure actuelle, nous ne parvenons toujours
pas à financer un salarié, et le refus de subventionner notre action
fait l’unanimité auprès des pouvoirs publics et des financeurs privés,
tant du côté de la lutte contre le sida que de l’aide à l’enfance... Le
parrainage d’enfants dont les parents sont morts du sida n’est, en
effet, pas une action spectaculaire, difficile à valoriser auprès de
l’opinion publique, il s’agit d’un travail peu visible puis qu’il
permet simplement à un enfant de vire et d’être scolarisé dans sa
communauté. Nous avons toujours refusé l’imagerie du catastrophisme en
Afrique [5]],
et malgré nos diffcultés d’existence, notre action existe ! Ce faisant,
c’est sur une note positive que je souhaite terminer cet éditorial, en
rappelant que, bien que confrontées à des obstacles, les initiatives de
prise en charge des orphelins et des enfants vulnérables sont
possibles, et que toutes les actions en leur faveur ne sont pas
forcément condamnées au fatalisme.

                                                                          Sandrine Dekens
http://www.orphelins-sida.org/

















[1] psychologue clinicienne, experte de la prise en charge des orphelins et enfants vulnérables


[2] Pour aller plus loin sur la psychopathologie des enfants adoptés à l’étranger :
Dekens S., (2006), Exposés et sauvés. Le singulier destin des enfanst adoptés à l’étranger, Saint-Denis : Université Paris 8, http://osi.bouake.free.fr/IMG/pdf/Exposes_et_sauves.pdf ;

Romana V., Dekens S., (2006), « Enfants adoptés en difficulté : pour une prise en charge psychologique spécifique », Le Journal des Professionnels de l’Enfance, Dossier Adoption coordonné par Sellenet C., N°39, Mars-Avril 2006, pp 60-64


[3] voir à ce sujet les malentendus culturels dans les recueils de consentements : Exposés et sauvés, pp 11-12 et p76


[4]
Site Internet : « L’Arche de Zoé s’exposera certainement aux foudres de
Khartoum, de certains politiciens, de quelques philosophes ou autres
« grands penseurs » qui vont crier au scandale en parlant d’éthique,
d’illégalité ou de traumatisme psychologique des enfants déracinés
(...) pendant que (...) d’autres essuieront les critiques mais agiront »