ALLER VOTER?
Partout, on nous rebat les oreilles avec l’éternel slogan " allez voter ", ou son pendant " l’abstention est scandaleuse, criminelle, irresponsable, etc. ". Dans notre société, celui qui s’interroge sur le vote est systématiquement condamné par la morale républicaine de la démocratie. Il passe dans le camp des fachos ou bien des ingrats. Par exemple, je suis profondément choqué, par la tendance qu’ont de nombreux enseignants à relayer l’idéologie en toute inconscience, sur le thème de la citoyenneté, entre autres. Presque tous les professeurs qui se sont exprimés sur des questions électorales durant ma scolarité, nous ont expliqué de façon plus ou moins alambiquée, selon les réserves des uns et l'honnêteté des autres, que dans tous les cas, aller voter est un minimum requis pour intégrer le rang des bons citoyens. Et ils ont eu tendance à ajouter qu'il fallait éviter les extrêmes, mais que bien sûr cela ne les regardait pas... Je n'entends pas ici accabler des professeurs à qui je dois énormément, je cherche juste à pointer, de façon peut-être trop piquante, la capacité à relayer sans s’en rendre compte une idéologie préfabriquée de la démocratie. Forts de la légitimité que confère leur statut, ces figures institutionnelles que sont les enseignants sont trop souvent des points d’appuis du panurgisme citoyen, des vecteurs privilégiés du discours imposé. Comme il est difficile de mordre la main qui vous nourrit !
L'abstention, qui pourtant progresse, apparaît comme un tabou. On insiste d’abord sur le fait que la priorité est d’aller voter ; à la rigueur, peu importe pour qui, tant que l’on signe. On peut établir une comparaison avec l’idéologie de la croyance aux Etats-Unis : peu importe la secte à laquelle on appartient, tant que l’on croit en une force supérieure. Ainsi, outre-Atlantique, c’est l’athée qui est banni. La nation se veut croyante et le rappelle en permanence dans la vie publique : " In God we trust " est inscrit sur chaque billet vert. Or on sait à quel la monnaie contribue à définir l’identité de la nation (ce qui a pu expliquer certaines réticences à l’Euro…). De même, le serment sur la bible est une pratique instituée aux Etats-Unis Après tout, la foi en la démocratie et ses référents irrationnels ne sont-ils pas notre religion à nous ? La République possède son Panthéon, ses saints, ses symboles… Cette démocratie là, drogue de synthèse, apparaît comme le nouvel opium des citoyens. C’est pourquoi on encourage tant la participation aux élections (procédures de procuration, publicité incitant les jeunes à s’inscrire, etc.). C’est un vrai prosélytisme de la démocratie qui est pratiqué. Durant ce deuxième tour, il fut encore plus grossier. Ce prosélytisme est évidemment soupçonnable, surtout si on garde à l’esprit la série de faits historiques montrant une France qui bafoue sans vergogne les commandements fondamentaux de sa religion démocratique.
La montée de l’abstention fait peur, bien plus que les partis dit d’extrême gauche. Car le vote permet de rendre légitime la domination. Voilà toute la perversité du système démocratique moderne. La domination est dissimulée derrière des chiffres, qui, à échéances régulières, viennent rappeler que le système en place est légitime. Sous un régime tyrannique ou monarchique, la domination est assumée et explicite. Mais depuis les Lumières, les esclaves se rebellent contre cette exploitation ouverte. Désormais il faut donc prendre des gants pour taper. Signer sur les registres électoraux, c’est de fait accepter le système électoral et politique. C’est pourquoi en Algérie, les Kabyles, bien conscients de cette récupération, de ce rapt de légitimité, refusent en bloc les élections en s’abstenant. L’erreur du gouvernement algérien c’est en quelque sorte de ne pas dissimuler assez adroitement l’hameçon derrière le bulletin. Là-bas, le trucage électoral est en effet trop évident (corruption généralisée, censure et désinformation, etc.). Mais rassurons-nous : l’ONU et les " observateurs internationaux " veillent à enseigner les techniques de maquillage démocratique dans les pays encore débutants en la matière. A quoi bon vérifier les scellés des urnes, contrôler le dépouillement, quand les poisons de l’idéologie sont inoculés massivement ? Nous autres occidentaux savons bien que la démocratie moderne est le moyen le plus subtil, efficace et discret de domination. C’est pourquoi les possédants, armés d’un ethnocentrisme prétentieux, s’évertuent à exporter notre " modèle " politique dans les pays " attardés ", à des fins économiques, et sans doute pas pour aider le peuple à disposer de lui-même.
Pourtant, les distorsions, de plus en plus fréquentes, trahissent l’artificialité des élections, ce qui devrait, en toute logique, contribuer à décrédibiliser le mythe de la démocratie. Aux Etats-Unis, nation qui peut s’enorgueillir d’une sérieuse avance en matière de domination et d’asservissement des consciences, des bureaux de vote ambulants sont mis en place sur les plages de la côte ouest, à proximité des marchands de glaces, pour encourager les citoyens distraits à aller signer. N’est-ce pas là un indice du burlesque électoral ? Du reste, ils peuvent bien signer ce qu’ils veulent, l’anesthésie est tellement efficace que l’on parvient à faire élire président n’importe quel ignorant (que ce soit un acteur raté ou l’actuel " fils du père ", qui, persuadé que Dieu a créé le monde en sept jours, est sorti de l’alcoolisme grâce à une révélation surnaturelle…). Jusqu’alors, les Français, qui se sont montrés un peu plus résistants aux drogues idéologiques, exigeaient tout de même un petit peu d’élégance dans la prestidigitation. Le label ENA par exemple étant bien souvent nécessaire pour accéder aux plus hautes fonctions : c’est un mode de légitimation. Mais depuis 2002, les scrupules disparaissent. Un Raffarin sorti de nulle part a été nommé Premier ministre. Le coup aurait dû paraître risqué, mais il a fonctionné : personne n’a trop bronché. Sans doute grisé par cette incroyable atonie des concitoyens (peut-être fatigués d’avoir battu le pavé contre le péril fasciste), le gouvernement en profite pour agir, tant que la conscience est groggy : retraites, intermittents, flash-balls, etc. On a eu le droit au grand jeu. Le gouvernement était tellement désinhibé qu’on a pu voir notre Premier ministre se rendre à l’élection du président du Medef : ils ne font même plus l’effort de rendre discrète la collusion ! Pire, ils semblent en être fiers et s’enorgueillissent de leur politique antihumaine.
Le drame étant que rare sont ceux qui mesurent le scandale de telles pratiques... Apparemment, une autre énorme distorsion risquerait de se produire : pour lutter contre la montée de l’abstention, on envisage de rendre le vote obligatoire. Or, si on ne décide pas en même temps de comptabiliser le " vote blanc ", la démocratie aura achevé de tomber le masque : plus aucun Français ne pourra exprimer son désaccord avec cette mascarade politique, et le vote sera désormais officiellement dicté. Certains diront qu’on pourra en toute liberté, de façon démocratique, choisir entre différents partis. C’est supposer qu’un parti s’attaquant ouvertement à l’exploitation et à l’anesthésie des consciences aurait les moyens et la marge de manœuvre pour agir. Hélas, je doute que si ce genre de parti arrive un jour au pouvoir (en admettant que les élections donnent un réel pouvoir…), il puisse s’opposer aux intérêts économiques des grandes firmes multinationales. L’action politique traditionnelle m’apparaît comme bridée : seules les prérogatives concourant à renforcer les systèmes d’exploitation sont légales, y compris le réformisme, véritable carotte qui fait demeurer l’ordre établi en le rendant moins scandaleux. Par exemple, pourquoi interdire un droit du travail qui permet de calmer les revendications sociales. De même, on autorise, voire encourage, l’abbé Pierre, les Restos du Cœur et toutes les associations qui font de l’humanitaire ou du social. On peut ici préciser, à la façon de Coluche, que ces deux mots désignent la même réalité : " c’est juste que quand c’est chez les autres on dit humanitaire et quand c’est des pauvres de chez nous on dit social. " Mais dans les deux cas c’est du replâtrage, du colmatage. On laisse les esclaves s’entraider et panser leurs blessures car cela n’empêche absolument pas les coups de fouets. Il faut plutôt s’efforcer de penser les blessures, de stimuler la prise de conscience, pour qu’un jour les esclaves comprennent qu’ils sont esclaves, qu’ils sont les plus nombreux et qu’ils ont les moyens d’être libres. Se contenter de servir des soupes n’est pas subversif. Coluche, scandalisé par le spectacle de la misère, a voulu agir, avec ses moyens. Mais s’il avait compris que soigner les plaies sociales ne suffit pas, il aurait sans doute soutenu une action plus profondément subversive, c’est-à-dire luttant contre les mécanismes de domination. En tout cas, il aurait dénoncé avec le talent qu’on lui connaît ces restos de la pub, ces repas marketing que nous servent chaque année Goldman et sa bande, subventionnés par le puissant affameur nommé TF1.
Pourquoi personne n’a été scandalisé de voir un Chirac au deuxième tour ? Pourquoi personne ne descend dans la rue pour défendre la démocratie quand un homme au casier judiciaire certainement peu reluisant, et qui interdit aux juges honnêtes de travailler, est élu président ? Quand je pense que des têtes sont tombées pour que je vive dans un pays où l’Etat de droit et la justice soient respectés… Qui dénonce la présence d’un malfrat tel que Pasqua dans le cirque politique français ? Qui a brandi les drapeaux de la liberté contre les écoutes de Mitterrand ? Qui a sorti, en 1981, les bobines et archives de l’ex ministre de l’Intérieur qui a cautionné l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie ? Encore une fois la liste est trop longue, et le jeu perd très vite son caractère ludique.
La différence avec les bobines où " Le Pen dépasse les borgnes " (Coluche), c’est que toutes ces informations concernent des réalités qui ont eu de vraies conséquences sur le cours de l’histoire. Or, elles sont loin de faire partie de la connaissance collective. C’est pourquoi il faut promouvoir l’information alternative et critique.
Quant aux moralisateurs démocratiques, plus ou moins victimes d’une idéologie qui peut parfois leur être utile, on se contentera de déplorer l’ignorance qui les asservit.
Pour le " citoyen " éclairé, le scandale était aussi de voir Chirac au deuxième tour, pas uniquement l’autre nationaliste insignifiant.
Le mythe de l’impasse a fait du vote Chirac la seule alternative envisageable. Pourtant ces 82% n’étaient pas une fatalité. Encore une fois c’est une construction idéologique qui persuade les électeurs " qu’on n’a pas vraiment le choix ". Il ne s’agit pas ici de juger après coup ceux qui peuvent aujourd’hui regretter d’avoir signé pour cinq ans de plus le contrat de la domination, mais plutôt de tirer des leçons. Certains ont été candidement surpris par l’agressivité de ce gouvernement de droite, alors qu’il fallait s’attendre à cette casse sociale. Il aurait fallu penser d’autres solutions. Par exemple, un boycott généralisé du deuxième tour aurait pu être envisageable. Une abstention politisée et polémique, c’est-à-dire combattante, dépassant 50% aurait nettement fragilisé la légitimité du système politique. Voter Chirac revenait un peu à " voter pour l’ordre et la sécurité " (Hexagone, Renaud). En effet, la France a la réputation d’être contestataire, mais la contestation reste finalement très frileuse. Beaucoup ont peur d’un changement qui remette en cause les fondements mêmes de la société capitaliste, tout simplement parce que c’est dans ce monde qu’ils ont grandi. Il est très difficile, lorsqu’on a subi une socialisation occidentale telle que celle qui asservit aujourd’hui les consciences, d’imaginer autre chose que ce qu’on a toujours connu (les modalités du travail et de sa rétribution, les modalités du fonctionnement politique et économique, etc.). C’est pourquoi il faut en permanence cultiver la différence, l’alternative. Prouver à ceux qui en doutent que l’on peut penser un autre mode de vie. En un mot, il faut apprendre à faire l’apostasie du capitalisme, comprendre que cette culture occidentale est dévastatrice à bien des égards. Il est très difficile, voire douloureux de lutter contre les automatismes capitalistes, tant ces derniers sont incorporés. La sociologie œuvre à démasquer le panurgisme et les déterminismes qui s’exercent à tous les niveaux, et leur conséquence : l’asservissement. Ils orientent bien sûr la pratique du vote, mais aussi le rapport à soi, à autrui, la vie affective, etc. Prendre conscience de ces déterminismes permet de les maîtriser et donc d’exister, de s’épanouir en tant qu’être libre et conscient. Il faut donc montrer que certains y parviennent, en partie du moins, car on n’échappe jamais totalement à l’emprise de la société. Une musique différente que celle que nous servent les radios, ou que l’on trouve dans les bacs des supermarchés existe. Un autre cinéma que les navets de la télévision (y compris les productions des chaînes publiques) existe. Le théâtre n’est pas mort. Des universités populaires, offrant par exemple aux enfants des cours d’initiation à la philosophie ou au jazz, existent. D’autres systèmes économiques sont envisageables, d’autres systèmes politiques sont pensés…
Il faut donc à la fois dénoncer et démasquer rigoureusement la culture de domination qu’est la notre ; tout en stimulant et en diffusant parallèlement les initiatives ouvrant sur des modes d’existence alternatifs. Voilà ce que signifie le concept de dissidence.
Rappelons enfin, pour aiguillonner et rassurer, le mot de celui qui s’est efforcé, à sa façon, de dénoncer le panurgisme :
" Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort que cela leur donne raison. " (Coluche).
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