"La liberté ne peut être que toute la liberté ; un morceau de liberté n'est pas la liberté." (Max Stirner)."
Google
 

14 avril 2008

Les fausses explications de la crise alimentaire dans la presse

Depuis plusieurs jours, des manifestations populaires prennent forme
dans de nombreux pays du Sud. Les raisons de ce mécontentement sont
partout semblables ; les prix de la nourriture de base ont augmenté de
manière aussi brutale qu'importante et les populations, déjà
paupérisées par la mondialisation, se retrouvent dans l'incapacité
d'assumer cette charge supplémentaire. Les peuples ont faim ! Les
causes de cette flambée sont multiples mais elles sont globalement
issues des jeux économiques. D'une part, une spéculation de replis sur
les denrées alimentaires suite à la crise des subprimes, d'autre part
la production d'agrocarburants et le réchauffement climatique.
Pourtant, certains journalistes pointent dans leurs articles les
autorités locales africaines comme responsables des choix
catastrophiques en matière de politiques alimentaires, semblant
ignorer que les politiques agricoles des pays du Sud sont soumises aux
conditionalités de la Banque mondiale, du Fonds Monétaire
International (FMI) ou encore aux Accords de Partenariats Économiques
(APE). Ceux qui façonnent l'opinion publique font ici preuve d'une
légèreté étonnamment orientée. C'est ainsi que l'on peut lire dans la
presse écrite belge : <<>

>>. Raccourci étonnant. Aussi étonnant que simplificateur et qui

dédouane à peu de frais les politiques néolibérales de privatisations,
de plans d'ajustements structurels, imposés depuis bientôt trente ans
par les Institutions Financières Internationales (IFI's) et les
gouvernements du Nord au reste de la planète.

par Eric De Ruest

Les PAS (plans d'ajustements structurels) ont été imposés par les
institutions de Bretton Woods aux pays du Sud dans le contexte de la
crise de la dette du début des années 1980 |2|. Ces mécanismes, tout
droit issus de l'idéologie néolibérale, englobent l'ensemble des
secteurs des sociétés visées. En effet, pour les théoriciens du
néolibéralisme, la mondialisation déploiera l'ensemble de ses
bienfaits quand chaque région produira ce en quoi elle excelle et
laissera donc le soin aux autres régions de produire la majorité de ce
dont elle a besoin. C'est en substance la théorie des avantages
comparatifs datant de 1817. Plus simplement, un pays reconnu comme
étant particulièrement adapté à la culture du cacao doit renoncer à
produire les céréales, les huiles végétales, les légumineuses
nécessaires à l'alimentation de base de ses habitant(e)s et doit
échanger sur le marché mondial sa production contre tout ce qui lui
manque. Il s'agit donc de se couper des cultures vivrières séculaires
et essentielles à la souveraineté alimentaire des peuples pour se
plier aux jeux des économistes. Jeux dangereux qui ont montré leurs
limites très rapidement et dont on peut contempler toute la déraison à
travers les échecs observés dans de nombreux pays ( Haïti, le Sénégal,
le Burkina Faso, etc.). Dangereux car ignorant la destruction de la
biodiversité au profit des monocultures d'exportations, ignorant aussi
les impacts écologiques désastreux des transports nécessaires pour
toutes ces marchandises. De plus, comment imaginer, sans une politique
volontariste de contrôle des prix, qu'un pays qui exporte l'arachide
dont les cours restent bas pendant 20 ans sur le marché mondial pourra
importer les tracteurs et le pétrole nécessaires à son maintient sur
ce marché ? Quand on connaît la tendance des cours du Brent à
s'envoler toujours plus vers de nouveaux sommets et des prix des biens
manufacturés à rester démesurément supérieur aux cours de cette pauvre
cacahuète, on imagine la catastrophe. C'est immanquablement la ruine
et la famine pour la paysannerie locale et l'inévitable migration vers
les bidonville pour une large partie de cette population.

Quelle est donc cette théorie issue des milieux intellectuels réputés
sérieux qui fait fit de la biodiversité, de la souveraineté
alimentaire des peuples, des risques de destruction par différents
fléaux naturels ou humains accrus par le choix de la monoculture, de
l'essence chaotique du marché |3|, de la pollution généralisée ?

Une stratégie délibérée de transformation sociale à l'échelle mondiale
Dans son premier rapport de 1999 consacré aux PAS, M. Fantu CHERU |4|
explique que l'ajustement structurel va <<>> Réduction du rôle de l'Etat. Et cela vient
d'un rapporteur spécial des Nations-Unies. M. CHERU n'est d'ailleurs
pas le seul rapporteur des Nations-Unies à avoir évoqué dans ses
travaux les conséquences néfastes des PAS. Des critiques détaillées
issues des travaux d'autres experts onusiens font feu de tout bois
dans les domaines du droit au logement, du droit à l'alimentation ou
encore à celui de l'éducation |5|. Là où les IFI's imposent la
privatisation et ouvrent une voie royale à l'appétit gargantuesque des
multinationales. C'est donc à cause d'une dette trop souvent issue de
dictatures ou d'emprunts réalisés par les puissances coloniales (l'un
n'empêchant pas l'autre) et transférés aux états nouvellement
indépendants, que les gouvernements des pays du Sud (d'Afrique en
particulier) |6| ont été contraint d'accepter les PAS et ainsi
concéder une part importante de leur souveraineté. Si bien qu'avancer
aujourd'hui que les choix stratégiques pour l'alimentation seraient
encore dans les mains des gouvernements du Sud relève à moins d'un
manque d'information indigne du journalisme que l'on est en droit
d'attendre en démocratie. Entendons par la que fustiger à tord les
africains est une contre-vérité lourde de sens et qui n'aide en rien à
créer un climat fraternel entre les peuples.

Un exemple pour mieux comprendre les impacts négatifs des PAS : Haïti
Les émeutes qui se sont déclenchées la semaine dernière à Port-au-
Prince, mais aussi dans d'autres villes haïtiennes, ont été réprimées
dans le sang. Une quarantaine de blessés au total dont quatorze par
balles et au moins 5 morts. Pourtant, ces manifestations n'étaient que
le résultat prévisible d'une flambée subite du prix du riz (de l'ordre
de 200%). Quand on sait qu'aujourd'hui 82% de la population vit dans
une précarité absolue avec moins de 2$ par jour, on comprend
facilement de telles réactions face à cette augmentation. Haïti
utilise 80% de ces recettes d'exportation uniquement pour couvrir les
importations nécessaires à ses besoins alimentaires |7|. Cependant, il
n'en a pas toujours été comme cela. Avant la chape de plomb
dictatoriale des Duvalier père et fils (de 1954 à 1986), l'île
connaissait l'autosuffisance alimentaire. Mais la tendance qu'ont les
IFI's à soutenir les dictatures s'est encore confirmée ici et le
peuple haïtien, en plus des blessures personnelles (tortures,
exécutions sommaires, climat de terreur permanent instauré par les
tontons macoutes), se voit réclamer le remboursement de la dette
externe qui culminait en septembre 2007 à 1,54 milliard de dollars |8|
Le secteur agricole aura été le plus durement touché par les exigences
des prêteurs et puisque la population était majoritairement rurale,
l'ampleur des dégâts n'en a été que plus importante. En cause ?
Principalement l'abaissement des droits de douanes imposé aux pays du
Sud mais rarement respecté entre l'Europe et les Etats-unis. Et
l'enchaînement fatal s'est mis en place ; arrivée d'un riz produit à
l'étranger à moindre coût (car subventionné) donc exode vers les
villes de nombreux paysans ruinés et donc impossibilité de réaction du
marché local en cas de flambée des prix sur le marché international.
Ici comme ailleurs, les bénéfices de la libéralisation sont
inexistants pour la très grande majorité de la population, les dégâts
sont par contre considérables.

Un tsunami d'origine bien humaine
Quand les pompiers pyromanes communiquent, partout la presse y fait
écho. Le (pas très bon) mot de L.Michel est cité par tous les
journalistes de la place européenne : <<>>. On pourrait croire par là que la crise a une cause
extra-humaine, comme le fruit d'une catastrophe naturelle. Pourtant,
comme nous l'avons développé plus haut, les causes de la crise sont
par trop le résultat de politiques dictées par les milieux financiers
aux gouvernements du Sud. C'est aussi à notre voracité énergétique
qu'il faut imputer une des cause de cette crise ; Les agrocarburants
rentrent bien en concurrence, sur le marché, avec les denrées
alimentaires. La spéculation qui se fait autour de cette nourriture
changée en carburant tire le prix des céréales et du sucre vers de
nouveaux plafonds. Même Peter Brabeck, patron de la multinationale
Nestlé, s'inquiète de la situation dans une interview au journal
suisse <<>> du 23 mars 2008. Pour lui, si l'on veut
couvrir 20% de la demande pétrolière avec des agrocarburants, il n'y
aura plus rien à manger |9|

Il est donc plus que temps d'abandonner ce modèle de
(sous-)développement néfaste et de laisser le choix aux populations de
cultiver prioritairement pour leur marché intérieur. Actuellement,
avec les connaissances acquises dans le domaine de l'agriculture
respectueuse de l'environnement, nous pouvons viser l'autonomie
alimentaire régionale sur l'ensemble de la planète et donc satisfaire
à un droit humain fondamental, celui de se nourrir décemment. Les
conséquences positives de ces progrès tant attendus seraient de
favoriser rapidement la santé dans un premier temps, puis l'éducation,
induisant une qualité de vie meilleure sous toutes les latitudes.

notes articles:

|1| p.4 de <<>>, un article de M.F.C. (avec l'AFP et
Reuters) ce jeudi 10 avril 2008

|2| Lire E.Toussaint <<>> chap.8 p.187 coédition Syllepse /CADTM/CETIM, 2004.

|3| Benoît Mandelbrot a conçu, développé et utilisé une nouvelle
géométrie de la nature et du chaos. On sait moins que la géométrie
fractale est née des travaux que Mandelbrot avait consacré à la
finance au cours des années 1960. Pour de plus amples informations
lire : <<>>, de Benoît Mandelbrot,
1959-1997 en poche.

|4| Expert indépendant auprès de l'ancienne commission des droits de
l'homme des Nations-Unies (sur les effets des PAS sur la jouissance
effective des droits humains - rapport E/CN.4/1999/50 du 24 février
1999)

|5| Lire à ce propos la brochure éditée par le CETIM <<>>, décembre 2007.

|6| Pour le Congo par exemple, au 30 juin 1960, jour de
l'indépendance, la dette directe s'élève à un total de 921 096 301,44
US$ >> (Tiré de l'article de Dieudonné Ekowana).

|7| Ce qui laisse très peu de marge pour tout le reste, tout ce qui
est pourtant nécessaire au développement d'un pays. Jamais d'ailleurs
le duo infernal FMI/BM ne s'est vanté d'une quelconque réussite de ses
politiques sur cette île.

|8| Selon la Banque mondiale et l'Office des Nations unies contre la
drogue et le crime (UNODC) Bébé Doc. aurait détourné au total entre
300 et 800 millions de dollars.

|9| Tout comme le Premier ministre italien, Romano Prodi, sceptique
sur les bénéfices des agrocarburants et qui a affirmé qu'une
transition vers ce type de palliatif au pétrole aurait un impact
négatif sur la production alimentaire.

Alterinfo