Vers la révolution du revenu garanti ?
Vers la révolution du revenu garanti ?
Par Jean Zin,
Le débat entre enfin dans sa phase décisive où ce n'est plus seulement la précarité des jeunes mais la précarisation de toute la société qui est en cause et la nécessité de trouver de nouvelles protections contre cet état de fait insupportable. Il n'est plus possible de s'en tenir à des positions libérales ni au simple conservatisme. Pour l'instant le modèle inaccessible semble être celui du Danemark, c'est-à-dire d'une grande liberté juridique équilibrée par des syndicats puissants, une grande flexibilité des emplois associée à tous les moyens du développement humain, assez loin de notre réalité actuelle. L'idée d'un contrat unique où l'on gagne des points à mesure qu'on reste dans la même entreprise ne fera que renforcer la précarité des plus précaires. C'est aussi le reproche qu'on peut faire à la revendication d'une sécurité sociale professionnelle qui représente bien ce qu'il faut faire (assurer une continuité du revenu "au-delà de l'emploi") mais avec le même inconvénient de protéger surtout les plus protégés, les insiders, en laissant de plus en plus d'exclus à l'extérieur, outsiders sans droits et sans avenir.
Il n'est pas possible de tolérer ceci plus longtemps et il est temps d'affirmer, comme un nouveau droit de l'homme, le droit à un revenu décent, revenu d'autonomie sans lequel il n'y a pas vraiment de droits. Cela semble encore trop utopique et pourtant c'est une revendication qui insiste et gagne de plus en plus de partisans, revendication qui devrait s'imposer dans le contexte actuel car le revenu garanti n'est pas seulement l'instrument de la lutte contre la précarité et la misère, c'est surtout un renversement complet de logique de la sécurité sociale au développement humain, c'est l'investissement dans la personne, dans son autonomie et sa créativité exigées par le devenir immatériel de l'économie où les travailleurs du savoir sont destinés à la résolution de problèmes dans un environnement incertain.
Le fait est qu'on ne peut plus compter sur la continuité des emplois à l'ère de l'information, ce qui change tout par rapport à l'ère industrielle, indépendament d'un chômage de masse qui devrait commencer à baisser normalement. En effet, de deux choses l'une. Soit les protections sociales sont attachées à l'emploi avec les conséquences d'inégalité et d'exclusion que nous connaissons d'autant plus que l'emploi devient discontinu et précaire, soit les protections sociales sont attachées à la personne et cela doit se traduire au minimum par un revenu garanti, au mieux par les moyens d'un développement humain (développement des capacités, de l'autonomie individuelle et des possibilités de valorisation de ses compétences).
Bien sûr si ce n'est plus l'entreprise qui procure les protections sociales, il devient plus difficile de justifier les charges sociales financées sur les salaires. Le financement par l'impôt (surtout la TVA s'appliquant aussi aux produits importés) devrait se substituer aux cotisations salariales et donc à la gestion de la sécurité sociale par les syndicats, qui devront disposer d'autres ressources et services. C'est bien l'ensemble de la construction qui est en cause. On comprends que ce n'est pas ce qui peut se faire à froid et qu'il faut des circonstances exceptionnelles (comme maintenant peut-être? Non, pas encore!).
Il est bien clair que personne ou presque ne veut d'un revenu garanti, cela choque les convictions précédentes, de même qu'il était impensable pour un moine qu'on puisse ne pas éprouver de peine dans le travail, considéré comme une nécessaire pénitence ! Pourtant le travail a changé en n'étant plus force de travail ni travail forcé. Un emploi est considéré comme valorisant et le travail peut même être épanouissant (ce que l'ergothérapie a montré depuis longtemps). On peut se dire qu'il est malgré tout inutile de tout chambouler et qu'il est plus simple de traiter séparément retraite, chômage, travailleurs pauvres, insertion, allocations familiales, étudiants, etc. (c'est sûrement ce qui se passera). Pourtant on rate ainsi l'essentiel car le revenu garanti n'est pas seulement une mesure symbolique unifiant le système de redistribution et d'assistance, c'est une rupture effective, une refondation des droits sur la personne, une toute autre logique économique, une "inversion de la dette" (comme dit Ehrenberg). C'est surtout une révolution dans la production, une véritable libération des nouvelles forces productives en permettant le développement des activités autonomes (informaticiens, créateurs, bénévolat, etc.) et facilitant la relocalisation de la production (artisanat, agriculture biologique, etc.).
Il y a peu, la revendication d'un revenu garanti était encore rejetée dans un avenir utopique, ne pouvant espérer mieux que d'améliorer les minima sociaux, mais il semble bien que cette revendication commence à trouver un écho dans la population (reprise explicitement de Christine Boutin à Yves Cochet) et pourrait s'imposer dans la lutte actuelle contre la précarité comme la réponse la plus adaptée, la plus ouverte sur l'avenir en même temps que la plus démocratique, conquête d'un approfondissement démocratique, d'un progrès des droits de l'homme, de la solidarité sociale et de la civilisation, dans la grande tradition révolutionnaire.
Il ne s'agit pas d'assistance mais bien d'un nouveau mode de production, d'une autre façon de travailler et de produire à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain. Ce n'est pas tant parce qu'il est la seule réponse à l'insécurité économique qui se développe que le revenu garanti est incontournable, malgré son caractère révolutionnaire et la si difficile rupture idéologique qu'il implique. C'est parce qu'il est devenu possible dans nos sociétés riches, mais bien plus parce que cela correspond aux exigences écologiques de décroissance matérielle, de sortie du productivisme salarial, tout autant qu'aux besoins des nouvelles forces productives immatérielles basées sur l'autonomie cognitive, les relations et les interactions sociales. Ces nouvelles forces productives n'ont rien à voir avec l'ancienne "force de travail" de l'ère de l'énergie, force proportionnelle à la quantité produite alors que la production devient au contraire aléatoire, en tout cas non-linéaire et de plus en plus incertaine à l'ère de l'information. Cela devient de plus en plus une production sociale d'ordre statistique comme dans le domaine artistique où il n'y a qu'une réussite pour des milliers d'échecs, mais où cette réussite peut se répandre partout presque immédiatement et profiter à tous.
Dire que le revenu garanti peut être la base d'une production alternative implique qu'on ne peut en rester au revenu garanti, il faut lui associer des institutions comme des coopératives municipales, les instruments d'une production effective, relocalisée. Le revenu garanti n'est donc pas tout, il est nécessaire à la sortie du salariat mais n'est pas suffisant pour vivre une vie humaine qui a besoin de reconnaissance sociale et de valorisation de ses compétences. Le revenu garanti n'est pas destiné à payer les gens à ne rien faire mais à leur donner plus d'autonomie dans le choix de leur activité. C'est un nouveau modèle d'emploi qu'il faut promouvoir (ce que les Américains appellent un business model), c'est un nouveau système de production relocalisé qu'il faut construire, sur d'autres rapports de production, pas une prétendue "société de loisirs".
Quelle écologie supporterait l'absence de revenu garanti ? S'il faut se préoccuper de la qualité de la vie des générations futures, ce n'est pas pour négliger les générations actuelles et supporter le développement de la misère au coeur de nos pays riches. Ceux qui pensent que distribuer un revenu garanti à tous encouragerait la consommation devraient ravaler leur honte étant donné le montant de ce revenu qui n'a rien de luxueux (600€ pour Yves Cochet, ce qui semble un minimum, 750€, c'est-à-dire 75% du smic, serait plus humain par les temps qui courent). La question n'est d'ailleurs pas de savoir s'il faut un revenu garanti. Comment vivre sans, dès lors qu'il y a un chômage de masse ? Veut-on l'élimination de ce qu'on appelait au XIXè siècle la "surpopulation" ? Simplement, ce sont les familles pour l'instant qui se substituent quand elles le peuvent à un Etat défaillant, aggravant dramatiquement par là les inégalités sociales et la misère. Au contraire, rendre les pauvres indépendants du salariat et favoriser les activités autonomes constitue certainement un facteur de décroissance matérielle important (et de hausse des salaires, de l'activité locale, de la qualité de la vie), beaucoup plus que la réduction du temps de travail, de la population ou des consommations qui entretiennent l'illusion qu'on pourrait rester dans le même système en modèle réduit. Ce n'est pas le temps de travail qu'il faut réduire, c'est le travail qu'il faut changer, construire une alternative au productivisme, d'autres rapports de production, changer de modèle, changer d'ère enfin !
Le revenu garanti se trouve au noeud de cette révolution des droits sociaux à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain. Il est à la base de nouveaux droits individuels permettant de retrouver un avenir et une nouvelle dignité. Il matérialise le refus de laisser des hommes dans la misère et organise une nouvelle convivialité dans les rapports humains en même temps qu'il procure les moyens de la création immatérielle et d'une sortie du productivisme. La conquête de l'autonomie financière et d'un véritable "droit à l'existence" est sans conteste un des enjeux majeurs, comparable à l'abolition de l'esclavage, de cette révolution sociale qui commence à peine et qui est loin d'être gagnée encore (attention au retour de bâton si nous échouons).
le site de Jean Zin
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