Le petit homme et les craques
Réflexions sur la participation
Participation est un beau mot. Il évoque une relation de liberté et d’attention entre des gens qui s’intéressent ensemble à quelque chose qui a du sens et qui, de les réunir, en prend encore plus. Tricher avec ce mot, c’est tricher avec les citoyens, c’est introduire dans la vie publique, pour son bénéfice personnel ou pour l’intérêt de quelques-uns, des germes de découragement et de ressentiment, c’est trahir le pacte social dans ce qu’il a de plus profond. Il nous faut donc accueillir avec bienveillance, mais aussi avec la plus extrême vigilance, les propositions de démocratie participative qui nous sont faites. Sans doute est-ce avec raison que ce thème est avancé dans la campagne électorale. Il vient à point.
Plutôt que d’ajouter un couplet aux considérations sur la distance colossale qui nous sépare, nous citoyens, des pouvoirs censés nous représenter, interrogeons notre expérience. La démocratie participative a un passé. Mais surtout, depuis vingt ans, le management participatif constitue, sous des formes et des intitulés divers, la charte du gouvernement des entreprises. La plupart des citoyens étant ou ayant été des salariés, il devrait leur être difficile d’oublier ce qu’ils vivent ou ont vécu. Personne ne semble pourtant songer à faire ce rapprochement. Serait-il si peu pertinent ? Je gage que beaucoup de salariés y auront pensé en secret. Il faudrait vraiment vouloir imposer une étanchéité féroce aux différents secteurs de la vie pour que la comparaison entre le langage du travail et celui de la cité n’aille pas de soi. Voyons donc de quoi est faite cette participation dont on nous parle.
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Commençons par ce dont nous avons l’expérience la plus solide. Le management participatif est, avec les cercles de qualité, une des premières initiatives importantes de la révolution managériale qui s’est imposée aux entreprises vers la fin des années 80. Les salariés de plus de trente-cinq ou quarante ans se rappellent parfaitement le passage du système pyramidal d’autorité au système complexe et mouvant venu, pour l’essentiel, des États-Unis ou du Japon. Les premiers signes semblent sympathiques. Un nouveau style tire l’entreprise de sa somnolence. Les dirigeants s’appliquent à solliciter l’avis des salariés. Les relations se font moins cérémonieuses, plus cordiales. Beaucoup de pots, de réunions, de séminaires. L’équipe, rien ne vaut l’équipe. Mais une femme cadre dont le premier poste a coïncidé avec cette période, qui s’est prise à ce jeu, puis s’est tenue à l’écart du travail salarié durant dix ans, me dit sa stupéfaction de constater, à son retour, à quel point ont été oubliées les promesses de ce printemps illusoire. Pas d’été, pas d’automne. C’est l’hiver, un hiver très dur dont personne, désormais, ne voit la fin.
L’expression même de management participatif est rapidement sortie du vocabulaire de l’entreprise. Au début des années 90, elle triomphait. Aucune puissance n’était plus là pour garantir la moindre opposition au capitalisme : il pouvait donc faire tourner à plein sa machine économique ; l’idéologie, ou la propagande, en était, comme d’habitude, le précieux moteur auxiliaire. Le but était simple : faire adhérer à la logique managériale ce qu’on va bientôt nommer la « ressource humaine », c’est-à-dire les êtres humains qui travaillent dans l’entreprise, dont on affirmera, à la suite de Joseph Staline, qu’ils en constituent « le capital le plus précieux ». Pour y parvenir, il faut, tout à la fois, éliminer ou gommer en eux les éventuelles résistances et les amener à la souplesse, à la docilité, à la soumission qui permettront, au gré des circonstances imprévisibles de l’activité économique, de les utiliser au mieux des intérêts du système. Les salariés doivent donc adhérer au projet de l’entreprise, même et surtout quand il évolue ou se contredit ; pour les y aider, il convient de les motiver.
Très vite, l’illusion se dissipe : il ne s’agit nullement de faire participer les salariés à la définition du management mais de les faire entrer, de gré ou de force, dans une logique et dans des dispositifs qui leur échappent entièrement. Ils ne sont pas invités à faire bénéficier le pouvoir de leur expérience, ils sont appelés à penser comme lui. Le système précédent contraignait les salariés à l’obéissance, celui-ci va chercher à susciter en eux la servitude volontaire. D’où l’importance de la notion de motivation, qui évolue aussi vite que le management lui-même. L’entreprise cherche d’abord à séduire le salarié par des promesses matérielles ou des satisfactions de vanité. Elle s’efforcera ensuite de mettre en mouvement des ressorts plus subtils et finira par proposer aux plus dociles, aux plus fragiles, aux plus ambitieux, une sorte de mystique délirante fondée sur l’esprit de puissance.
Deux raisons à cet acharnement à séduire. D’une part, les thèmes managériaux sont, par nature, éphémères, périssables. Ils ne sont fondés sur aucune pensée stable, sur aucun principe fixe, mais sur les imprévisibles mouvements du marché, de l’argent, des envies, des circonstances. Une armée de consultants tire de ses malles, au fur et à mesure des besoins, les sophismes qui justifieront a posteriori l’arbitraire des pulsions financières. C’est que le succès dépend de la réactivité immédiate, docile et, si possible, intelligente des salariés à l’agitation incohérente des choses ; bien motivés, ils peuvent épouser immédiatement les intérêts du système et, éventuellement, admettre d’être parfois amenés à lui sacrifier les leurs. D’autre part, précisément parce qu’il n’est nullement fondé en raison, parce qu’il n’est là que pour épouser la prétendue nécessité économique, le système managérial a constamment besoin d’affirmer une identité qui n’existe pas et de proclamer un sens qui fait eau de toutes parts : on reconnaît dans ce processus compensatoire le point de départ obligé de tout totalitarisme.
Si, au début des années 90, la logique managériale se montre agressive à l’égard du système vertical ou pyramidal en place à peu près partout, c’est moins parce qu’il est inefficace que parce qu’il induit ou maintient dans l’esprit des salariés quelque chose comme une mise à distance de l’obsession financière. Le salarié traditionnel ne doute pas un instant de la nature de l’échange qui lui est proposé, ou imposé : un travail contre un salaire. Ses conditions de travail peuvent être acceptables, passables, détestables. Il peut prendre plaisir à ce qu’il fait : un peu, beaucoup, pas du tout. Il peut y apporter plus ou moins de talent et de conscience professionnelle. Mais il ne peut pas douter que c’est en accomplissant cette tâche, et en cela seulement, qu’il remplit son contrat. Les entreprises paternalistes elles-mêmes, si décriées qu’elles soient, ne franchissent pas cette limite. Les obligations extraprofessionnelles qu’elles suggèrent ou imposent aux employés, même quand elles sont insupportables ou grotesques, ne renversent pas la barrière qui sépare le travail du non-travail. Elles la franchissent, elles la sautent, elles s’installent de manière indiscrète et grossière de l’autre côté : elles ne la nient pas. Elles colonisent autant qu’elles le peuvent le temps de non-travail : elles n’en font pas un temps de travail continué, un temps de travail bis. Si brutales qu’elles soient, elles ne logent pas unilatéralement le sens dans le travail. Pour elles, malgré tout, il y a du sens ailleurs. Elles sont follement autoritaires, elles ne sont pas totalitaires.
Ce malgré tout, ce quand même, la logique managériale ne le supporte pas. Lorsqu’ils commencent à s’infiltrer dans une entreprise nationale, les champions du management ont beau jeu d’en dénoncer les carences, d’en montrer les ambiguïtés, de traîner leur index dans sa poussière. Il est vrai que ces grandes machines ne sont pas nécessairement admirables. Elles ne sortent vraiment de l’assoupissement qu’à l’occasion d’une grande catastrophe : chacun retrouve alors, comme par miracle, le sentiment de son utilité. Le reste du temps, on s’y ennuie passablement. Manchettes de lustrine et Courteline. Les petites voitures de l’entreprise qui sillonnent la ville se plaisent un peu trop à stationner devant les bistrots. Les managers se gaussent : comment voulez-vous que ça fonctionne ? Eh bien, si ! Ça fonctionne, et c’est cela qui leur est insupportable. Ce travail peut se faire, après tout, dans un certain climat d’indolence. Ça fonctionne, oui, même si certains écrous sont à resserrer. Pourtant, les managers n’ont pas entièrement tort. Fonctionnement n’est pas le bon mot. L’entreprise fait son travail, produit grosso modo ce qu’elle a à produire, mais on ne peut pas dire qu’elle fonctionne : elle ne se vit pas comme une totalité mécanique. À l’égard des entreprises nationales traditionnelles, les managers ont une attitude d’avares lucides : quelque chose là-dedans leur échappe, quelque chose n’est pas totalisable, pas répétable, pas cyclique. Quelque chose ne leur ressemble pas, ne cadre pas avec leur passion. Il y a de la perte, de la fuite. Il y a de l’ailleurs, il y a du désir, surtout sous la forme inversée de l’ennui. Cette perte, cette fuite leur sont insupportables : ni le service de l’argent ni la promotion des choses ne peuvent s’accommoder de ces fantaisies. Fondé sur le vide, l’impensé, l’étroit, et le sachant parfaitement, le management est totalitaire par nature, par besoin de survie, par obligation de mensonge. Dans l’entreprise, il est la référence de tout. Certes, les salaires extravagants des grands patrons prouvent que le système managérial fait la part belle à l’avidité élémentaire. À des niveaux moins prestigieux, d’autres salariés peuvent aussi, à leur mesure, bénéficier de ses largesses. Tout cela ne fait pourtant de la passion de l’argent, même si elle est sa manifestation la plus éclatante, ni la motivation dominante ni l’axe principal du système.
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Quelle amnésie chez les citoyens-travailleurs ! S’ils avaient l’audace d’interroger leur expérience, la plus sceptique des secrétaires et le plus désabusé des techniciens verraient qu’ils ont plus de cartes en main pour lire la situation que le sociologue le plus huppé. Pas besoin d’interpréter. Il leur suffirait d’écouter les mots qu’on leur dit, les slogans dont on les bassine. On leur demande d’adhérer ? Copier des listes de clients ou fabriquer des composants électroniques, à quoi cela suppose-t-il donc d’adhérer ? À rien, strictement à rien. Respecter le règlement, faire correctement son travail : quoi d’autre ? Il faut jouer le jeu, leur dit-on aussi. Quel jeu ? En quoi ces travaux fastidieux sont-il un jeu ? Pourquoi, pour énoncer ces balivernes de plus en plus rapidement jetables, faut-il une caste à dix, vingt, cent têtes qui, tout à la fois, invite les travailleurs à participer à son pouvoir et les en écarte dédaigneusement ? Dix, vingt, cent voix capables d’affirmer tout et son contraire, de changer trois fois de propos, de ton et de doctrine dans la même semaine sans jamais se départir d’une sorte de supériorité inspirée qui évoque irrésistiblement le climat de la secte. Comme si, hors de toute pensée cohérente et de tout langage construit, chacun de ces compères qui, par ailleurs, se détestent cordialement et se jalousent à qui mieux mieux, se tenait constamment dans une relation secrète et bouleversante avec une réalité ineffable capable d’arracher de lui, n’importe quand, n’importe où, reconnaissance et émotion.
Quel est donc le secret de la secte managériale, quel est donc le mobile de ces gens au demeurant ni plus stupides ni plus mauvais que d’autres ? Il tient tout entier dans le commentaire que fait à Gilbert Soury un patron qui vient de lire son livre[1] : « C’est trop triste. » Le secret des managers est là : l’idée première de ces aventuriers, le souci majeur de ces conquérants, c’est de se protéger du monde.
L’argent n’y suffirait pas. L’argent peut exposer au danger, au conflit, à l’envie des autres, à leur malveillance, à leur haine : la plupart des aventuriers sont des riches. L’aveuglement que manifestent les grands patrons à l’égard de la réalité ne vient pas d’abord de leur situation follement privilégiée, mais de l’univers mental dans lequel ils se sont peu à peu enfermés et qui, contre de spectaculaires et assez illusoires bénéfices secondaires, les a comme privés d’eux-mêmes et du monde. Si les pulsions obscures de l’égoïsme et de la possession, sur quoi s’appuie leur système et que l’argent symbolise et alourdit, sont la vérité de la vie, s’il n’est de pensée ou d’action réaliste qui ne doive d’abord rendre hommage à l’impitoyable nécessité financière, voici ses serviteurs débarrassés du souci de leur liberté, enchaînés, une fois pour toutes, à la sécurité d’une jouissance triste que leurs privilèges matériels auront bien du mal à barbouiller d’agrément. Beaucoup plus que le luxe où ils vivent, ce sont ces épousailles secrètes avec la résignation qui détournent ces initiés du souci des autres, qui les écartent d’une vie réelle qu’ils n’ont plus l’énergie spirituelle et intellectuelle d’affronter. Leur obsession de gagner renvoie, un enfant le comprendrait, à un lancinant sentiment d’échec : non pas l’échec ordinaire de qui voit ses desseins contrariés par le hasard ou l’adversité mais, au plus secret de soi, l’échec comme expérience inévitable, comme règle et, au fond, comme projet. Comment pourrait-on accepter de regarder cela en face, comment ne serait-on pas tenté de fuir ? « C’est trop triste. » Eux sont au-delà de la tristesse. Gribouilles, ils se sont placés, pour y échapper, entre les mains d’un destin. Un destin n’est jamais triste. Ni gai. Il est sans qualités.
Ainsi les managers, hérauts et premières victimes de la modernité occidentale, se réclament-ils secrètement d’un désespoir où ils voudraient trouver une sagesse, où ils voudraient surtout trouver la sécurité du nourrisson, le droit de ne pas grandir.[2] Mais la vie se rappelle à eux, taquine, par les petites agaceries du luxe et de la vanité et les déniaise en ravivant, avec ces envies puériles et subalternes, l’évidence de leur mensonge : de petits diablotins vicieux et charmants leur rappellent qu’ils font partie du monde des mortels. Ils ont beau apporter aux préoccupations ordinaires une condescendance qui n’appartient qu’à eux, presque cléricale, il leur faut parfois se risquer dans les eaux dangereuses des sentiments, des idées, de la culture ; ils s’y baignent, à leur corps défendant, comme les autres humains : ils y sont incroyablement mal à l’aise.
Le management participatif, c’est l’enfer de Dante. Pour s’affranchir de leur souffrance secrète, les managers veulent la faire partager à d’autres : « Venez avec nous, voudraient dire ces damnés volontaires, ne nous laissez pas seuls dans cette horreur ! Venez et participez ! Dites-nous que nous n’avons pas tort de ne vouloir rien, de n’être rien ! Confirmez-nous, même si nous savons que c’est faux, que l’argent, stigmate du néant, est bien la vérité de tout ! Venez et participez à ce désastre en sorte que nous n’y périssions pas seuls ! Faisons ensemble le pèlerinage. La passion de l’argent, d’abord, pour tout ce qu’il permet. L’argent, cette possibilité de. Si nous nous en lassons, nous irons plus profond : la passion de la possession de l’argent, l’argent comme signe, comme abstraction, comme cristal, comme puissance universelle. Si cette étape nous déçoit encore, une troisième nous attend : la passion pure de la possession pure, la contemplation de nous-mêmes, hors de tout signe et de toute réalité, comme possédants possédés, le cycle, le cercle. C’est la dernière halte avant l’enfer. Nous, nous y sommes presque, et c’est effroyable. Venez avec nous. Participez. Par pitié, sombrez avec nous. Venez nous regarder mourir. »
Elles sont loin, dans les entreprises, les charmantes émotions de l’équipe ! Dureté partout, sottise, peur, médicaments. On ne joue pas impunément avec le désespoir. On ne joue pas impunément avec la solitude. Les salariés ne s’y retrouvent pas. Quelque chose leur souffle qu’il ne faudrait pas participer, mais cette voix est si faible, elle vient de si loin ! Quelque chose leur souffle que toute réforme tricote plus serrée la folie managériale. Quelque chose leur souffle que le seul mot possible c’est Je t’emmerde, que ce n’est pas là un mot de haine, même pas de révolte, mais un mot de sauve-qui-peut, et aussi un mot d’intelligence, et même, bizarrement, un mot d’amitié, y compris pour les plus obtus des managers et les plus torturés des syndicalistes. Je t’emmerde parce que j’espère ; malgré toi, malgré moi, malgré tout. Je ne veux pas participer à ta névrose, à ton enfer : je ne t’en tirerais pas, et j’y succomberais. Je ne veux pas gagner avec toi : c’est tout perdre, c’est me perdre moi-même. Je ne veux pas être lié à tes intérêts. Il n’est pas vrai que tu désires que nous soyons ensemble : tu désires que je ne sois pas ailleurs, que personne ne soit ailleurs, qu’il n’y ait plus d’ailleurs. Pour me lier à toi, tu me parles de valeur, d’élan, de montagne à gravir. Je t’emmerde, toi, tes valeurs, ton élan et ta montagne. Et ta tolérance, et ta justice sociale. Prends ce Je t’emmerde pour un mot d’amour ou, si tu n’es pas capable de comprendre pourquoi c’en est un, prends-le pour une déclaration de guerre : c’est kif-kif.
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Homme ou femme, jeune ou vieux, il n’est pas un travailleur de la gorge de qui ce Je t’emmerde, depuis quinze ans, ne tente de sortir. Mais il faudrait oublier tant de leçons de politesse, décoller de soi tant de respect poisseux ! Ce pas à franchir, ce tout petit pas, quel abîme ! Vertige. Saura-t-on marcher tout seul ? Le mieux serait d’oublier cette folie : les drogues elles-mêmes n’y peuvent plus rien. L’homme au travail est condamné à exister ; c’est la seule issue possible et elle lui fait une peur bleue. Même s’il rêve souvent d’un Je t’emmerde qui s’arracherait de son cœur comme une fusée aux entrailles de la terre où elle s’est formée en secret. Alors, il y aurait comme une zébrure, comme un zigzag capable de brûler le néant. On se retrouverait blessé mais frais, presque pardonné.
Cette naissance serait la grande aventure de l’époque, plus forte que les créations de l’esprit, plus forte que les inventions politiques. Mais, bien sûr, le salarié, le travailleur, le « petit homme » comme disait affectueusement Wilhelm Reich, vit sous le regard intimidant des puissants, de ceux qui ont fait des apparences leur bergerie, leur écurie, leur étable, leur bauge. Il n’ose pas encore s’avouer ce qu’il devine, il n’ose pas encore voir ce qu’il voit. Les apparences, jusqu’ici, étaient les apparences de quelque chose qui apparaissait, et qui n’était donc pas l’apparence. Ceux qui vivaient sur les apparences, qui vivaient des apparences, se sentaient assis sur un tas d’or de sens et de vie : ils se tiennent désormais sur le pont d’un navire dont la coque est déjà sous l’eau. Ils continuent à dire des choses fort intelligentes, mais en coulant ; leur drame, c’est de ne pas aller jusqu’à considérer que leurs pieds font trempette. Quand le nihilisme de la possession s’attaque à une société, c’est toujours par le haut que les dégâts commencent.
Ce n’est pas qu’il soit si brillant, le petit homme de l’entreprise. Les chevaliers des apparences englouties le tiennent pour poltron, vantard, suiviste, assez lâche ; quand il fait le perroquet des médias, l’idée de séduction, c’est vrai, en devient exotique. Ils n’ont pas tort, les chevaliers des apparences, et le petit homme le sait bien, il n’est pas trop fier de lui. Pourtant, ils le comprennent mal. Ils en parlent comme d’une maison dont ils ne verraient pas qu’à l’intérieur, elle est la proie des flammes. Des vitres volent en éclats, des pans de mur s’effondrent, des corps s’écrasent sur le trottoir. Ce qui se passe dedans, c’est comme si ce n’était rien ; à peine devinent-ils que, dans le petit homme, il y a de l’intérieur.
Est-ce vraiment une malédiction qui s’abat sur lui ? Est-il une victime ou, au contraire, sans que ses mérites y soient pour beaucoup, un chanceux, un verni, un gâté du hasard, le chouchou d’une histoire dont les autres seraient les cocus ou les dindons ? On lui fait si bien comprendre qu’il n’est rien : finirait-il par en douter ? Ce n’est pas qu’il veuille se faire plus grand qu’il n’est. Il entend frapper à sa porte, voilà tout, ça le trouble, ça l’inquiète, ça l’épouvante. La vie sonne directement chez lui : plus personne sur qui se défausser, plus personne chez qui transférer l’appel du destin. Pas de doute : c’est bien lui qu’on appelle. Voilà longtemps, bien sûr, qu’il sait que le château n’est plus habité. Les lampes allumées et la sono à fond, c’est pour amuser les araignées. Il a mis tout son cœur à faire semblant ; maintenant, il ne peut pas faire plus, ce n’est plus tenable. Tout son désir serait de continuer à être manipulé en douceur. Il n’a pas la tête à démystifier quoi que ce soit. Il n’est pas révolté. Il est en rupture de crédulité. Plus il répète les gestes de l’ancestrale soumission et les mots des anciens châtelains, plus il sent, éberlué, rarement émoustillé, qu’il est, sans même s’en apercevoir, passé à autre chose. En dépit de l’incroyable démonstration de force, bien plus efficace que les défilés de la Place Rouge, dont il est, du matin au soir, le spectateur obligé, l’idée impertinente, et qu’il voudrait chasser, trotte dans sa tête que la réalité est maintenant de son côté, du côté de ses hésitations, de sa confusion, de son dégoût, de son envie de fuir, d’un quelque chose d’inachevé, extraordinairement ordinaire, qui pourrait bien porter tous les sens. Il se passerait bien de cette promesse, mais elle est là ; dans ces conditions, il n’a plus la tête à ce qu’on lui raconte.
L’enfance aimable du management participatif avait en elle la cruauté et le cynisme que nous voyons aujourd’hui ravager les entreprises. Quand elle existe, la participation des salariés ne peut être que mécanique, contrainte, ambiguë, hypocrite. Tel est, dans sa rugueuse simplicité, le paradoxe qui s’imposerait aux travailleurs des entreprises s’ils ne passaient vainement leur temps à tenter de le refouler : participer à la vie, prendre sa part du présent et de l’avenir - et même du passé -, c’est répondre le moins possible aux sollicitations suppliantes de leurs supérieurs. Sauf à choisir le malheur, un être humain ne peut participer, si modeste que soit la circonstance, qu’à des projets qui le reconduisent à la nature même de l’humain, à la vérité de l’humanité : puisqu’il participe lui-même de cette humanité, c’est seulement à cette humanité, à sa survenue, à son éclosion, à son déploiement qu’il peut participer. Il n’est pas vrai que ce soit le cas de la logique managériale. Non seulement elle ne défend pas les intérêts du plus grand nombre mais seulement ceux d’une minorité, mais elle ne conçoit encore les intérêts de ceux-là mêmes qu’elle protège que dans une perspective étroite, réductrice, morbide. Dès lors, pourquoi participer ?
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La perversion qu’on discerne dans le management, on la trouve déjà dans Machiavel et Shakespeare ; ce ne sera pas le plus beau titre de gloire de l’Occident des machines que de l’avoir à ce point démocratisée et décentralisée. On voudrait ne pas confondre démocratie participative et management participatif mais les comptes-rendus des colloques sur la participation ou les déclarations de ceux et celles qui s’en font les hérauts et les prophètes n’ont rien pour rassurer. Une verticalité technocratique et autoritaire à faire frémir. Peuple confus, nous allons t’apprendre à penser et à agir. « La démocratie participative, lit-on dans le compte-rendu d’un colloque tenu à Lille en 2003, fait mieux comprendre à chacun les contraintes inhérentes à la décision. Elle apprend à chacun à raisonner en termes d’intérêt général, de priorités et de nécessaires choix à opérer, à accepter les compromis. »[3] Autrement dit, la démocratie participative a pour premier but d’initier les citoyens aux techniques de gouvernance et, pour second objectif, de modeler leur intelligence et leur manière de sentir sur celles de leurs dévoués représentants. Bavardage insincère, comme celui de l’entreprise. Et, comme lui, fondé sur la peur : « La participation, c’est l’antithèse de l’abstention ; elle est nécessaire pour éviter les ruptures. »[4] La participation est donc une pièce déjà écrite et déjà mise en scène : aux citoyens, aux acteurs, de l’interpréter ; la plupart du temps, leurs rôles sont minables, des pannes comme disent les comédiens. « La démocratie participative, expliquent encore les experts, trouve pour finir une raison d’être dans le cadre d’une politique trop indexée à la vie économique, en permettant de rééquilibrer les deux dimensions. »[5] Rééquilibrer les deux dimensions, c’est le pâté de cheval et d’alouette que le management n’a cessé de servir aux salariés. Un cheval, une alouette. Dégoûtée, l’alouette s’envolait à tire-d’aile. D’ailleurs, si l’on sait déjà où elle doit conduire, pourquoi la démocratie participative, pourquoi demander leur avis aux gens ? Réponse : « Le niveau de bien-être matériel atteint favorise l’émergence d’autres valeurs. »[6] Vraiment, la générosité vient aux riches comme un bonus ? Saluons plutôt la franchise de cet aveu : « Entre l’économie planétaire et le citoyen des villes, il manque de négociations, de médiation. » Voilà qui est clair : la démocratie participative, c’est le bicarbonate de soude qui fait digérer la mondialisation.
Participation à la vie démocratique : chacun de ces mots pèse trop lourd pour qu’on les distribue comme des confiseries ou des préservatifs. Le ton mercantile avec lequel on tâche de nous vendre la démocratie participative est en parfaite adéquation avec la vraie nature du produit, dont l’étiquette frauduleuse ne rend nullement compte : la parole citoyenne est un lubrifiant destiné à améliorer le fonctionnement d’un gouvernement démocratique devenu simple gestion des choses, simple gestion intéressée des choses. Tous les citoyens, comme naguère les seuls salariés, vont désormais avoir à jouer le drame de la parole truquée. Le plus enfermé d’entre nous, en effet, le plus sceptique, quand on lui parle de participation, comprend qu’il croit encore au miracle : on va pouvoir se parler, une porte va s’ouvrir entre les autres et lui ; la clé est en eux, en lui. En même temps, il est saisi d’une grande crainte ; ce qu’il a accumulé depuis toujours d’hésitation mesquine et de vilaine prudence fait barrage à l’irruption de l’espérance. C’est alors, quand il patauge au beau milieu du dilemme, quand il veut tout et ne veut rien, qu’un libérateur beaucoup plus cruel qu’un geôlier lui présente en souriant sa fausse promesse, son mensonge utile, sa fausse clé. On peut parler, bien sûr ! De ceci, et encore de cela. Jusqu’ici, et même jusque-là. Autant que c’est raisonnable, et sur les sujets qui conviennent. De la réalité, naturellement. De ce qui intéresse tout le monde, nous ne sommes pas tout seuls. Et il dit oui. Et il consent à parler jusqu’ici seulement, c’est-à-dire à ne pas parler du tout, c’est-à-dire à être parlé, c’est-à-dire à crever. Alors, c’est le soulagement misérable, la débandade, le reniement, la joie aigre de la défaite, la lugubre consolation dans les choses, la grande bouffe de la réalité. Devenue putain de luxe, la raison commente, commente, et approuve, et justifie. Le malheur peut pousser plus profond ses racines, un malheur appliqué, tout ce qu’il y a de convenable. Un malheur sortable, présentable. Un malheur sale.
Vous m’incitez à parler, à participer ? L’idée n’est pas mauvaise, mais ce n’est pas l’idée qui me convaincra, c’est votre voix, votre ton. On n’invite pas quelqu’un à parler comme on l’invite à s’asseoir, en lui désignant de la main une chaise. Ce besoin que vous avez de ma parole, je ne peux le croire vrai si je ne le sens pas tapi dans votre voix, si je ne le sens pas tout mêlé au besoin qu’elle me donne de votre parole à vous. En quoi me donnez-vous envie de vous parler ? Imagineriez-vous, par cette proposition dérisoire, me faire un grand cadeau ? À moins que l’aplomb et le culot que vous procure votre réussite ne vous donnent l’illusion de parler d’un lieu qui domine la parole. Méprise. Quand vous serez revenu de votre ironie, de votre cynisme, vous comprendrez que rien ne domine la parole, que rien ne la surplombe, que tout est au-dessous d’elle, et vous et moi. Vous êtes trop certain de ce que vous cherchez. Vous êtes trop incertain de ce que vous êtes. Je ne vous crois pas.
« Un parler ouvert, écrit Montaigne, ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. » Sur cette phrase, poser des questions d’instituteur. Montaigne exprime-t-il l’idée que ce qui incite l’autre à parler, c’est de lui dire qu’il en a le droit ? La réponse est non. Montaigne n’est pas un imbécile, les êtres humains ne sont pas des perroquets. Qu’est-ce donc qui est capable, selon Montaigne, d’ouvrir un autre parler, d’ouvrir le parler d’un autre ? Un parler ouvert. Donc, si vous souhaitez inciter d’autres personnes à parler, qui doit d’abord user d’un parler ouvert ? Plus fort, s’il vous plaît. « Moi », dites-vous. Bien sûr : vous ! La classe est finie, allez jouer aux élections dans la cour.
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Des élus conscients de n’être ni infaillibles ni omniscients, des citoyens qui n’ont pas peur de défendre leurs idées et qui acceptent d’en faire profiter les autres : voilà, bien sûr, de la bonne, de l’excellente participation. Un terrain est à réaménager à Paris dans le quartier de la Porte Saint-Denis. L’équipe d’animation du conseil de quartier lance un appel à idées. Aux citoyens d’imaginer, aux élus d’écouter, à tous de discuter : combien faudra-t-il de thèses de doctorat pour fournir à ces évidences la patine d’ennui sur laquelle pourront glisser une bonne dizaine de colloques ? Que souhaiter à de telles initiatives, sinon de croître, de se multiplier, d’être intelligemment encouragées, de s’imposer par l’évidence et par l’exemple ? Elles recèlent beaucoup plus de vérité que les constructions confuses qui s’échafaudent actuellement dans quelques cerveaux fraîchement spécialisés.
Un psychanalyste astucieux a inventé le narcissisme oblatif. La littérature participative, elle, est dans l’altruisme captatif, dans la générosité centripète. Tout, absolument tout, y ramène, au pouvoir et à son terrain préféré d’exercice, l’organisation. Il s’agit, dit Ségolène Royal, de « nourrir le travail des élus, pas de s’y opposer. (…) Ce n’est pas une mise en cause des élus. »[7] Management pur sucre : pour discuter, il faut être d’accord, ou n’avoir que ces désaccords secondaires, subalternes, dont raffole le pouvoir. La démocratie participative, dit-elle encore, est « une façon d’aller chercher les citoyens qui sont les plus éloignés du fonctionnement des institutions. »[8] Management pur jus : le citoyen, comme le salarié, est prié d’adhérer à un fonctionnement plus qu’à une vision du monde ou à un programme, à une forme structurante plus qu’à un contenu. Mais cette forme, au vrai, est déjà un contenu, et un contenu plus que discutable, en ce qu’elle établit, de facto, la subordination de l’individu concret, vivant, réel à l’abstraction qu’est l’organisation. La démocratie consisterait-elle donc à faire fonctionner des institutions, à machiner des institutions ? Nous serions alors tout proches du pire. Et puis la plupart des artistes, des inventeurs, des chercheurs originaux, voire des prophètes et des héros, tous ceux, en un mot, qui tirent une société vers le haut même s’ils ne passent pas leur temps à se soucier des institutions et de leur fonctionnement, à qui il arrive même de les oublier, de les contourner, de les railler, de les surplomber, tous ces vivants sont-ils trop vivants pour être vraiment des citoyens ?
Tout cela sent la formule et l’insincérité. De grands savants, pourtant, n’hésitent pas à prêter leurs naïves cornues pour y mijoter le produit miracle. Pour éclairer une question disputée, les OGM, par exemple, il est suggéré de constituer un panel de citoyens relativement capables de donner un avis. Puis de les former, c’est-à-dire de les mettre « en condition de comprendre, d’échanger et d’agir en responsabilité. »[9] Loyalement, insiste-t-on, en les informant des thèses contradictoires et des zones d’incertitude. Pour lier la sauce, on conseille de verser un psychosociologue dans le mélange. Quelques jours de discussion, et la sagesse parle. Le panel lui, se tait : il est jeté après usage. Foi confondante, paléo-positiviste, dans le « jugement éclairé » de gens dont on n’hésite pas à faire des « supercitoyens ». Naturellement, la problématique qu’on enfournera dans le crâne de ces raisonnables cobayes occultera le reste de leur champ de conscience, découragera en eux l’expression de toute vision originale, de tout arrière-plan de pensée, de toute sensibilité ; le psychosociologue de garde, d’ailleurs, y veillera. L’information fournie fera trois fois le tour de leurs méninges et ressortira telle quelle, par la tête chez les uns, par les pieds chez les autres ; ce qu’on ne manquera pas d’appeler débat, dialogue, concertation, respect de la différence, etc. Au fond, l’équation est simple, au moins pour un prix Nobel de mathématiques : comment faire, à une époque où les gouvernants flageolent devant des difficultés trop lourdes pour eux, pour inventer un pouvoir sans pouvoir qui ne contredise pas le pouvoir ? Comment dire à des citoyens, sans qu’ils le prennent mal : parlez de ci, mais pas de ça ; ne vous prenez pas pour ce que vous n’êtes pas ; rendez-vous utiles au peuple, mais n’allez pas contredire les dirigeants ; et surtout, déguerpissez aussi vite que vous êtes venus ?
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S’essayer à la quadrature du cercle, passe. Faute de nourrir la réflexion des élus, ces spéculations intéresseront les historiens. Mais il est des simulacres de participation qui méritent moins d’indulgence. Ainsi le vote organisé au Lycée hôtelier de la Rochelle. Sur décision du Conseil régional, on a demandé leur avis aux élèves sur la façon la plus judicieuse d’utiliser une partie de l’argent versé au lycée. À eux de dire où sont les besoins urgents : cantine, bus scolaire, matériel informatique, etc. Le Conseil régional s’y est engagé : il suivra leur avis.[10] Une vidéo nous montre les opérations de vote. « Chacun peut se faire entendre et participer », se félicite un lycéen heureux de constater que, grâce à cette initiative, un élève « a la même voix qu’un professeur » et que, désormais, « on forme un tout, une entité » parce qu’il n’y a plus « d’un côté, les profs, et de l’autre, les élèves. ». L’encadrement semble moins enthousiaste. Une prof taquine les électeurs avec une ironie désabusée. Mme la Proviseur, elle, fait vaillamment face à ses responsabilités et enchaîne, avec une immense conscience professionnelle, les banalités de circonstance. « Nous sommes à l’écoute. » « Autrefois, c’étaient leur proviseur et leurs professeurs qui décidaient ; aujourd’hui, on les implique dans la décision. » « Le résultat, c’est une autre créativité au niveau des projets. » « Cela donne un élan nouveau. » « Cela aboutira à la prise en charge de ces projets par le personnel. » Enfin, après mille circonvolutions pédagogico-démocratiques, elle en vient au résultat brut : « Sur les projets eux-mêmes, il n’y a pas eu de gros changements ; c’étaient des choses attendues depuis longtemps ; attendues, et même rêvées. » Et qui sont arrivées non pas du fait de la créativité délibérative des élèves, mais parce que le Conseil régional a fait ce qu’il fallait pour assurer le succès de son initiative.
De la vieillerie, du paléolithique. Demandez aux militants communistes s’il se passait autre chose, après la guerre, dans les cellules : les camarades s’exprimaient librement et démocratiquement mais, par une sorte de miracle probablement dû à l’intervention surnaturelle de Lénine, leur position finissait toujours par coïncider avec celle du parti. Je n’ai pas connu cette expérience, mais sa sœur jumelle : au Centre Richelieu, un habile homme d’aumônier excellait à se mettre à l’écoute des étudiants puis, en deux temps trois mouvements, non seulement, après quelques concessions calculées, les pliait à son avis comme les mouchoirs dans l’armoire de grand-mère mais encore, sans effort apparent, leur faisait découvrir comme une stupéfiante nouveauté la nécessité de distribuer des tracts et de devenir des militants conformes à ce qui se faisait depuis toujours dans sa boutique. C’est avec infiniment de tristesse et pas mal de colère que je vois ces grosses ficelles sales qui ont, à tous les sens du mot, emballé ma jeunesse, prendre aujourd’hui allure de vertu et demain, peut-être, force de loi.
Un lycée, ce n’est pas pour que les élèves y forment une entité avec les profs, le concierge, l’infirmière et les techniciens de surface externalisés. Un élève vaut un prof, explique-t-on désormais en culture gé : ça doit bien faire rigoler les messieurs dames du Conseil ré ! Ainsi, toute leur vie, on va faire cavaler l’angoisse de ces enfants derrière des entités où elle fondra comme un sucre ! Au boulot, en famille, un seul ticket pour toute l’existence, comme dans le bus ! Une fausse carte de participation qui ne donne droit ni accès à quoi que ce soit, voilà votre ration de sens, citoyen, et n’y revenez plus ! Comme on voudrait qu’il se trouve des professeurs pour se planter devant ces simulacres d’urnes et pour rendre à ces enfants, en déclamant un poème, quelque conscience de l’immense danger d’exister et un peu de courage pour affronter la magnifique solitude solidaire hors de laquelle tout est pourriture ! Déchirer la page du poème, en jeter dans l’urne les fragments froissés. Votre seul choix possible, enfants, est là. Si je ne vous le disais pas, je ne serais plus votre professeur, je serais votre voleur.
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Mais il y a Porto Alegre, Lisieux de toute participation. Et là, comme disait Malraux, il faut parler sérieusement. Je n’ai jamais rencontré Paulo Freire, mais mon cher ami Ettore Gelpi, un de ses plus proches, dont la mémoire, à Naples, était récemment associée à la sienne, n’a cessé, pendant vingt-huit ans, de me parler de ce grand homme. Peut-être tâcherai-je, un jour, de rassembler quelques-uns de ces souvenirs. Pour l’instant, je veux aller à l’essentiel. Le souci de Paulo Freire et de ses amis, dont on sait quel rôle ils ont joué au Brésil, n’était pas d’inventer une formule, encore moins une astuce : leur souci, c’était la justice, c’était la reconnaissance de l’homme - de tout l’homme et de tout homme - comme sujet de l’histoire. Les favelas n’étaient pour Freire ni des quartiers dangereux à amadouer, ni de déplorables exceptions sociales auxquelles il aurait été prudent de concéder quelque discrimination positive : les favelas devaient devenir le modèle même de la démocratie, son haut lieu. Autrement dit, pour reprendre la précieuse distinction de Jacques Berque, l’action de Paulo Freire était une action fondamentale qui visait la personne humaine dans sa totalité - et donc dans ses relations avec les autres personnes. Par là, elle se rendait capable de se spécifier en une visée politique historique. Rien à voir avec la lubrification d’un pouvoir technocratique. La participation politique est venue comme la conséquence de la très lente et très puissante adhésion populaire à une participation bien plus vaste, à une vision du monde que le peuple a sentie vraie, bonne, amicale, intelligente, large, généreuse. C’était, pour parler comme Jean xxiii évoquant Vatican ii, la fleur merveilleuse d’un printemps inattendu. Sans doute, cette fleur, a-t-on pris soin de la soigner et a-t-elle orné d’une signification supplémentaire et efficace un combat qui n’en manquait pas. Mais Porto Alegre comme emblème de la participation démocratique au sens où l’Occident la recherche, cela s’appelle de la castration et c’est parfaitement dégoûtant, même traduit en patois universitaire.
Mon travail de formateur m’a valu, il y a quelques années, de participer au jury d’une thèse que soutenait une jeune femme brésilienne sur un sujet dont le titre associait Paulo Freire et Habermas. J’avais eu l’occasion de dire à la candidate le bien que je pensais de son travail, mais aussi mon irréductible opposition à ce qu’il laissait entrevoir, à savoir une possible symétrie, ou complémentarité, entre l’œuvre libératrice de Freire et l’effort occidental en direction d’une démocratie « communicationnelle ». J’étais, à ce jury, une pièce rapportée ; j’avais laissé entendre à cette jeune femme qu’il m’était parfaitement possible de me trouver grippé le jour de sa soutenance. Elle m’avait élégamment prié de n’en rien faire, d’y être, et en bonne santé. Quel échange difficile ! Je sentais mon interlocutrice, bien au-delà de cet exercice, au confluent de deux désirs : oui, elle voulait se donner les moyens de faire de sa vie quelque chose qui fût, sinon comparable à l’action de Paulo Freire, au moins capable de s’inscrire dans le même registre de vérité ; oui, elle pensait pouvoir traduire cette entreprise dans le langage de la démocratie occidentale et, de surcroît, dans celui de la classe aisée qui était la sienne au Brésil. Cette jeune femme était d’une grande loyauté et d’une belle intensité mais je sentais que les portes auxquelles elle frappait ne s’ouvriraient pas, que tous ses efforts allaient la laisser épuisée, sans doute sceptique, peut-être finalement indifférente. Que peuvent donc faire les Occidentaux qui ne soit pas copie, qui ne soit pas bredouillage de principes morts, qui ne soit pas simulacre, qui fasse vraiment vivre ?
Nullement stupide de s’intéresser au salaire des gardiens du Louvre tant que, ce faisant, on n’imagine pas poser la question de l’art. Très légitime de se passionner pour les expériences participatives de Porto Alegre ou d’ailleurs tant qu’on ne les isole pas de l’élan fondateur qui les a permises, tant qu’on ne va pas y chercher des méthodes, des procédés, des pédagogies reproductibles en Occident. Non qu’il n’y ait chez nous de la misère, non qu’elle ne mérite, autant qu’une autre, qu’on s’en émeuve, qu’on s’en révolte, qu’on agisse de tout son cœur pour l’éliminer ou la réduire. Extirper de nos pays riches cette misère scandaleuse, comment ne serait-ce pas notre devoir ? Mais un devoir ne dessine pas, à lui seul, un horizon. La pauvreté des pays riches plonge ses racines bien plus profond que dans l’inégalité économique et sociale. Elle est le fruit du délire glauque que nous continuons, par paresseuse habitude, à nommer civilisation, du bavardage terroriste qui étouffe en nous toute suggestion vivante et nous protège de ce que nous craignons et désirons le plus : jeter sur le monde notre regard, notre regard à nous, un regard garanti par rien, assuré par rien, soutenu par rien, sponsorisé par rien, un regard nu sur un monde nu, un regard large et profond de pauvres sur un monde ininterprétable, un regard de chair sur un monde exténué.
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Participer. La main au porte-monnaie, même s’il est assez plat, pourquoi pas ? S’intéresser aux affaires des associations, de la commune, du pays, pourquoi pas ? Il veut bien tout, le petit homme occidental, il veut bien être positif, et réaliste, et citoyen, citoyen ! Aller jouer sa panne chez les parents d’élèves ou ailleurs ? Oui, oui, bien sûr. D’accord, d’accord. ok d’accord. Mais soudain, un jour, allez savoir pourquoi, ça fait trop. Peut-être parce qu’il a le sentiment qu’on s’en prend à ses rêves, qu’on veut le chasser de cette zone libre qu’il avait quand même réussi à aménager en lui. Ça me gonfle, songe alors le petit homme. Trop tard. Ils sont tous là, chaisières de la démocratie, sacristains de la citoyenneté, chanoines de Notre-Dame des Sondages. Et des spécialistes, des spécialistes partout, index pointé. Ils s’excitent les uns les autres en le regardant de travers. Ce salaud qui n’obéit pas assez vite. Ce salaud qui ne proteste pas assez vite. Ce salaud qui ne comprend pas assez vite. Ce salaud qui n’adhère pas assez vite. Irresponsable. Individualiste. Soit. Il n’a aucun argument, le petit homme. Ni contre eux, ni même contre cette colère qui monte en lui contre lui. Aucun argument. Il est pierreux, il est lourdingue, il est stupide. Dans la grande braderie du sens, il n’a aucune identité à mettre en vitrine. Il est là, voilà tout, avec sa fidélité poussiéreuse et rapiécée. Il ne sait ni comment ni pourquoi. C’est cela que les fuyards envient en lui, c’est cela qu’ils redoutent. Ils ont besoin qu’il sache, ils ont besoin qu’il dise, ils ont besoin qu’il choisisse son camp, ils ont besoin qu’il annonce la couleur. Ils ne le méprisent que parce qu’ils dépendent de lui, parce qu’ils se sentent comme lui et que ça les épouvante. Le faire lâcher, le débusquer, l’entraîner à la foire et prendre de lui plein de photos compromettantes. Tous contre le petit homme vivant ! Feu contre l’inacceptable silence qui les tue !
France-Inter. Il va être 9 heures. Encore un appel, le dernier. L’auditrice toussote, se trouble. Compliments d’usage. « Je vous remercie, dit-elle, de prendre votre question. »
RESURGENCES
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