"La liberté ne peut être que toute la liberté ; un morceau de liberté n'est pas la liberté." (Max Stirner)."
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27 décembre 2007

Dans le Loiret, on fume gratis

Près d’Orléans, des militants libertaires cultivent biologiquement du cannabis, puis le distribuent gracieusement.


Dans le Loiret, là où passent les fumeurs, l’herbe repousse. Pour un petit groupe de militants anarchistes, c’est même devenu un rituel. On plante, on fait pousser en respectant les principes de la culture biologique. Et, surtout, on se fait un devoir de distribuer cette «beuh» sans la moindre contrepartie financière. Question de principe. «Nous avons fait le choix de la qualité et de la gratuité», explique Nestor (1), l’idéologue du groupe.

Récolte. Ce salarié, la trentaine rebelle, béret noir frappé d’une étoile sur la tête, réplique parfaite de celui porté par Che Guevara, vit cette expérience vieille de deux récoltes comme une démarche politique. «J’ai moi-même arrêté de fumer pendant quatre ans par ras-le-bol d’alimenter les réseaux mafieux. Avant de trouver cette alternative viable, humaine et sociale.» Deux fois par an, Nestor quitte Orléans pour Montargis. Là-bas, il y retrouve Pedro (1), un autre militant qui, lui, possède un terrain. «Nous plantons courant février et récoltons vers octobre», expliquent-ils. «L’entretien des plants nous demande une heure de travail par semaine, tout au plus. Pourquoi se faire du blé sur un investissement aussi léger ?»

Dès la récolte terminée - de quoi répondre aux besoins de fumette du groupe pour une année entière -, les militants reprennent leurs habitudes. En tendant l’oreille. «Nous ne faisons pas de prosélytisme, insiste Nestor. Quand quelqu’un aborde le sujet, je l’informe de notre initiative, et, s’il est d’accord sur le principe, je lui livre un sac.» Les quantités ainsi cédées sont impressionnantes. L’herbe est claire et parfumée. Ses effets, s’ils ne sont apparemment pas comparables à ceux de la jamaïcaine, sont jugés «très satisfaisants» par les bénéficiaires. S’ils vendaient leur herbe, chaque livraison leur rapporterait environ 200 euros, mais les militants ne regrettent rien. «L’illégalité du cannabis en augmente artificiellement la valeur», pensent-ils. «Nous comparons notre gestion de ce produit à celle des fruits et légumes que les agriculteurs biologiques diffusent au travers des Amap, les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne.»

Leur clientèle de prédilection demeure l’entourage direct. Mais aussi les fumeurs limités par un pouvoir d’achat trop faible. Une logique du «produire plus pour fumer plus». «Tout en prenant en compte les dangers relatifs du cannabis, je préfère qu’un mec à la rue ou en détresse sociale fume plutôt qu’il se jette dans un alcoolisme abrutissant», se justifie Nestor. «Avec notre système et la distribution systématique des graines, nous invitons les gens à reproduire notre schéma et à devenir maîtres de la chaîne de production.»

Au Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ), association qui milite pour la légalisation du cannabis, on observe ce mouvement avec amusement. «Nous connaissons des fumeurs qui produisent chez eux pour leur propre consommation, mais des Zorro comme ceux du Loiret, jamais vu, lance Nathaniel, président du Circ Paris. Nous encourageons les fumeurs à s’organiser ainsi pour s’assurer d’avoir un produit de qualité au moindre coût et d’échapper au marché clandestin.»

Pour assurer cette autosuffisance, le Circ préconise la création de «Cannabis social clubs». Des sortes de Rotary pour fumeurs assumés, censés diluer les responsabilités de chacun. Selon le Circ, en effet, c’est le producteur qui risque gros au regard de la loi. L’idée est donc qu’en dispersant la production on partage les risques.

La cession de cannabis, qu’elle soit gratuite ou marchande, est en outre soumise aux mêmes règles juridiques. «En théorie, un producteur peut écoper de la prison à vie, poursuit Nathaniel. Dans les faits, quand on se fait choper avec une petite quantité et sans antécédents judiciaires, on risque six mois de prison avec sursis.»

Légalisation. Un risque que mesurent clairement les fumeurs du Loiret. «En qualité de militant politique et syndical, je sais qu’ils pourront me descendre par le biais des stupéfiants. Mais j’en prends le risque», clame Nestor. «En matière de stupéfiants, la législation pénale a un côté hypocrite, concède Eric Grassin, avocat au barreau d’Orléans, les peines maximales ne sont que rarement infligées. Pour ce qui est de la cession gratuite, toutefois, les producteurs et les consommateurs ne doivent pas se faire d’illusions. L’état actuel de la jurisprudence ne laisse guère d’espoir. Devant une cour, je plaiderais volontiers cet aspect du dossier comme circonstance atténuante, mais le délit resterait le même au regard des textes en vigueur.»

L’improbable légalisation du cannabis, les fumeurs militants du Loiret n’en ont cure : «Nous ne sommes pas favorables à ce que l’Etat mette son nez là-dedans et édicte sa loi. Nous continuerons de toute façon pour que les consommateurs n’aillent ni financer un état hypocrite ni des réseaux mafieux», conclut Nestor.

MOURAD GUICHARD Libération.fr

03 décembre 2007

La dette du Tiers Monde ?



La dette est une catastrophe pour
l’humanité, maintenant dans la plus extrême pauvreté des contrées
entières possédant pourtant d’importantes richesses matérielles et
humaines. Une tragédie sous-jacente, qui provoque en aval une multitude
de drames insupportables. Mais cette tragédie n’est pas arrivée toute
seule comme peut survenir un tremblement de terre ou un cyclone
dévastateur. Elle est la conséquence de choix géopolitiques bien
précis. Surtout elle est un puissant mécanisme de subordination des
pays du Sud, un nouveau colonialisme en somme. Comme toujours, elle
s’est jouée en 5 actes.



Acte 1 : les années 1960-1970



Après la seconde guerre mondiale, les
États-Unis ont instauré le plan Marshall pour la reconstruction de
l’Europe. Ils ont investi massivement dans l’économie européenne pour
l’aider à se remettre debout et les pays européens sont redevenus très
vite des partenaires commerciaux privilégiés. De plus en plus de
dollars (la monnaie de référence) circulent à travers le monde, et les
autorités américaines tentent de freiner les demandes de conversion de
dollars en or, pour ne pas assécher leurs coffres-forts. Elles
encouragent alors les investissements des entreprises américaines à
l’étranger, pour éviter le retour des dollars en excès et une flambée
de l’inflation chez eux. Voilà pourquoi dans les années 1960, les
banques occidentales regorgent de dollars (les eurodollars) pour
lesquels elles sont en recherche de débouchés et d’investissements.
Elles les prêtent alors aux pays du Sud, qui cherchent à financer leur
développement, notamment les États africains nouvellement indépendants
et les pays d’Amérique latine.



A partir de 1973, le choc pétrolier
apporte des revenus confortables aux pays producteurs de pétrole qui
les placent à leur tour dans les banques occidentales : ce sont les
pétrodollars. Là aussi les banques les proposent aux pays du Sud, à des
taux faibles pour les inciter à emprunter. Tous ces prêts provenant de
banques privées constituent la partie privée de la dette extérieure des
PED.



S’ajoutent à cela les États du Nord où
à partir de ce choc pétrolier, la crise s’est installée. Les
marchandises produites au Nord ont du mal à trouver preneur à cause de
la récession et du début du chômage massif. Ces pays riches décident
alors de distribuer du pouvoir d’achat au Sud, afin de les inciter à
acheter les marchandises du Nord. D’où des prêts d’État à État, souvent
sous forme de crédits d’exportations. En gros, je te prête 10 millions
à bas taux, à condition que tu achètes chez moi des marchandises pour
10 millions... C’est la partie bilatérale de la dette extérieure des
PED.



Le troisième acteur de cette histoire
de l’endettement est la Banque mondiale. Institution née en 1944 alors
que les États-Unis étaient en position de force sur la scène
internationale, elle est profondément antidémocratique puisque le
système adopté pour les États-membres est “1 dollar, 1 voix”. Les
États-Unis possèdent plus de 17 % des droits de vote (ce qui leur
fournit une minorité de blocage), alors que le groupe formé par 24 pays
d’Afrique subsaharienne n’en détient que 2 %. A partir de 1968, son
président est Robert McNamara, ancien ministre de la Défense américain
qui a géré l’escalade de la guerre au Vietnam. Par l’intermédiaire de
la Banque mondiale, McNamara va agir pour contrecarrer l’influence
soviétique et les différentes tentatives nationalistes. Son combat va
se placer sur le plan financier. De 1968 à 1973, la Banque mondiale va
accorder davantage de prêts que pendant toute la période 1945-1968.



Ces prêts ont plusieurs buts
parfaitement clairs. Tout d’abord soutenir les alliés stratégiques des
États-Unis (Mobutu au Zaïre, Suharto en Indonésie, la dictature
brésilienne puis plus tard les dictatures argentine et chilienne...)
pour renforcer la zone d’influence américaine. Ils servent également à
stopper le développement de certaines politiques visant à l’obtention
d’une indépendance économique (Nasser en Egypte avec la nationalisation
du canal de Suez, N’Krumah au Ghana, Manley en Jamaïque, Sukarno en
Indonésie, etc.).



La Banque mondiale incite les pays du
Sud à emprunter dans l’espoir affiché de financer la modernisation de
leur appareil d’exportation et les connecter au marché mondial. C’est
la partie multilatérale de la dette extérieure des PED.



Pendant ces années, l’endettement est
encore supportable pour les pays du Sud car ces prêts leur permettent
malgré tout de produire davantage, donc d’exporter plus et de récupérer
des devises pour les remboursements et de nouveaux investissements.



Ces trois intervenants (banques
privées, États du Nord, Banque mondiale), avec la complicité des
classes dirigeantes du Sud, sont à l’origine d’une augmentation
exponentielle de la dette (elle est multipliée par 12 entre 1968 et
1980), précédant un tournant tragique.



Acte 2 : la crise de la dette



A la fin de l’année 1979, pour sortir
de la crise qui les frappe, lutter contre une inflation importante et
réaffirmer leur leadership mondial après les échecs cuisants au Vietnam
en 1975, en Iran et au Nicaragua en 1979, les États-Unis amorcent un
virage ultralibéral, qui sera poursuivi après l’élection de Ronald
Reagan à la présidence. Depuis quelques mois déjà, le Royaume Uni fait
de même avec le gouvernement de Margaret Thatcher. Paul Volcker, le
directeur de la Réserve Fédérale américaine, décide une forte
augmentation des taux d’intérêt américains dans le but d’attirer les
capitaux et ainsi de relancer la machine économique américaine. Les
investisseurs de toute la planète sont donc fortement incités à placer
leur argent aux États-Unis. Mais quel rapport avec la dette ?



C’est que jusque là les taux d’intérêt
des emprunts accordés aux États du Sud étaient certes faibles, mais
variables et liés aux taux américains. De l’ordre de 4-5 % dans les
années 1970, ils passent à 16-18 % au moins, voire davantage au plus
fort de la crise, car la prime de risque devient énorme. Par
conséquent, du jour au lendemain, le Sud doit rembourser trois fois
plus d’intérêts. En plein milieu du jeu, les règles ont été changées de
façon délibérée : le piège s’est refermé.



De surcroît, les pays du Sud sont
confrontés à un autre changement brutal : la baisse des cours des
matières premières et des produits agricoles qu’ils exportent. La
grande majorité des prêts a été contractée dans des monnaies fortes
comme le dollar. Au cours des années 1970, les pays débiteurs doivent
donc se procurer de plus en plus de devises pour rembourser leurs
créanciers. Ils tentent alors d’exporter encore plus (café, cacao,
coton, sucre, arachide, minerais, pétrole, etc.) pour récupérer
davantage de devises, ce qui fait encore baisser les cours, vu
l’absence de demande supplémentaire au Nord. Le Sud se retrouve pris
dans l’étau de la dette sans bien sûr pouvoir faire face à ses
échéances. C’est la crise de la dette.



En août 1982, le Mexique est le premier
à annoncer qu’il n’est plus en mesure de rembourser. C’est la fin de
l’acte 2, court mais brutal.



Acte 3 : les plans d’ajustement structurel



Cette crise de la dette résonne comme
un coup de tonnerre dans le monde politique et économique. Les
institutions internationales, censées réguler le système et prévenir
les crises, n’ont rien vu venir.



Dès qu’un pays est contraint de stopper
ses remboursements, le Fonds Monétaire International (FMI) arrive en
pompier financier. Mais un drôle de pompier, qui a exacerbé le vice des
pyromanes...



Plus personne d’autre ne veut prêter à
ces pays qui ne peuvent plus rembourser. Le FMI est leur seul recours.
Il accepte de prêter l’argent nécessaire (qui permet surtout de sauver
les créanciers - souvent privés - du Nord), au taux fort bien sûr, mais
à condition que le pays concerné accepte de mener la politique décidée
par ses experts : ce sont les fameuses conditionnalités du FMI. En un
mot, la politique économique de l’État endetté passe sous contrôle du
FMI et de ses experts ultralibéraux. Là se situe l’apparition d’une
nouvelle colonisation : une colonisation économique. Même plus besoin
d’entretenir une administration et une armée coloniale sur place, le
mécanisme de la dette se charge tout seul de gérer la dépendance.



Les mesures préconisées sont inscrites
dans un Plan d’ajustement structurel (PAS), qui correspond toujours au
même schéma : abandon des subventions aux produits et services de
première nécessité : pain, riz, lait, sucre, combustible... ; austérité
budgétaire et réduction des dépenses, en général baisse drastique des
budgets sociaux “non-productifs” (santé, éducation, subventions aux
produits de base) ; dévaluation de la monnaie locale ; taux d’intérêt
élevés, pour attirer les capitaux étrangers avec une rémunération
élevée ; production agricole toute entière tournée vers l’exportation
(café, coton, cacao, arachide, thé etc.) pour faire rentrer des
devises, donc réduction des cultures vivrières et déforestation pour
gagner de nouvelles surfaces ; ouverture totale des marchés par la
suppression des barrières douanières ; libéralisation de l’économie,
notamment abandon du contrôle des mouvements de capitaux et la
suppression du contrôle des changes ; fiscalité aggravant encore les
inégalités avec le principe d’une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et
la préservation des revenus du capital ; privatisations massives des
entreprises publiques, donc un désengagement de l’État des secteurs de
production concurrentiels... La potion est très amère.



Par exemple, au Mali, Alpha Oumar
Konaré est élu Président en 1992, après la dictature du général Moussa
Traoré. Sa politique est docile à l’égard du FMI et son but est le
rétablissement des grands équilibres macro-économiques. Il s’applique à
promouvoir les activités marchandes privées et à assainir le secteur
public, comme on dit au FMI. Les effectifs de la fonction publique
passent alors de 45 000 en 1991 à 37 700 en 1998, et les salaires
publics subissent une baisse en valeur réelle comprise entre 11 % et
18 %. La pression fiscale est passée de 8,5 % en 1988 à 14 % en 1998,
tandis que les dépenses courantes sont passées de 15 % du PIB à 10,8 %.
Et le gouvernement est tout fier d’en déduire que sur le plan des
grands équilibres, “la politique d’ajustement a permis une amélioration
notable” ! Sur les 90 entreprises publiques en 1985 au Mali, il en
reste 36 en 1998, 26 ayant été liquidées et 28 privatisées. Si bien
qu’en 1988, 75 % des recettes fiscales du gouvernement passaient dans
la masse salariale de ses fonctionnaires, contre 27 % en 1998. C’est ce
que le gouvernement qualifie d’ “assainissement notable des dépenses”.
Et ça continue : en 2000, audits de la Caisse de Retraite du Mali (CRM)
et de l’Institut National pour la Prévoyance Sociale (INPS) et adoption
d’un plan d’assainissement de leurs finances ; vente de 60 % du capital
d’Électricité du Mali (EDM) ; vente de l’Hôtel de l’Amitié ;
privatisation à 35 % de la Société Nationale des Tabacs et Allumettes
du Mali (SONATAM), avec privatisation totale en vue ; liquidation de la
Société Malienne de Matériel de Travaux Publics (SLMTP), de l’Office
des Relais Touristiques (ORT) et de la Société Nationale de Recherche
et d’Exploitation Minière (SONAREM).



Pourtant le niveau de vie des
populations ne décolle pas pour autant. Quelques chiffres suffisent :
en 1999, le taux brut de scolarisation primaire est de 56 % ; le nombre
moyen d’élèves par enseignant dans le primaire est 79 ; 27 % des
enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition ; 59 % de la
population a accès à un centre de santé à moins de 15 km ; 17 % des
logements sont équipés de l’eau courante et 12 % de l’électricité.



Autre exemple : en juillet 1999, le FMI
a accordé un crédit à Madagascar. En échange, le gouvernement procède à
d’importantes réformes structurelles, comme la privatisation de la
seconde banque publique du pays (une banque agricole), ainsi qu’à la
libéralisation des secteurs des télécoms, de la pêche et des ressources
minières. La compagnie pétrolière publique (Solima) fut privatisée avec
retard, en juin 2000 seulement. Mais, comme le pays appliquait
gentiment la politique qu’on entendait lui imposer, il méritait une
nouvelle bouffée d’oxygène financière. Dès juillet 2000, la première
tranche d’un nouveau crédit d’ajustement structurel de la Banque
mondiale fut débloquée. C’est donnant-donnant...



En outre, le FMI a l’habileté de faire
reposer la responsabilité de ces décisions sur les gouvernements en
place au Sud. Tous les ans, chaque État doit établir des rapports
analysant la situation économique et traçant des perspectives pour
l’avenir. Dans un sens ultralibéral, bien évidemment. Les prêts et
rééchelonnements divers ne sont accordés qu’à condition que ces
rapports aillent dans le “ bon ” sens, complétés par des visites de
gentlemen de la Banque Mondiale ou du FMI pour s’en assurer
directement. En fait, les institutions financières internationales font
signer par les autorités en place la liste de leurs propres
revendications, pour mieux expliquer le cas échéant qu’elles n’ont fait
qu’entériner les choix des autochtones... Le mécanisme de la dette est
un mécanisme de subordination très subtil et très impressionnant.



Acte 4 : L’utilisation des sommes au Sud



Les emprunts massifs contractés par les
dirigeants des pays du Sud n’ont pourtant que très peu profité aux
populations. La majeure partie fut décidée par des régimes
dictatoriaux, alliés stratégiques de grandes puissances du Nord. Une
partie importante des sommes empruntées a été détournée par ces régimes
corrompus. Ils ont d’autant plus facilement accepté d’endetter leur
pays qu’ils ont prélevé au passage des commissions avec le soutien des
autres acteurs de l’endettement. Comment expliquer qu’à sa mort, Mobutu
Sese Seko, à la tête du Zaïre pendant plus de 30 ans, disposait d’une
fortune estimée à 8 milliards de dollars, équivalant aux deux tiers de
la dette de son pays, sans compter l’enrichissement de ses proches ? Ou
qu’à Haïti, en 1986, la dette extérieure s’élevait à 750 millions de
dollars lorsque la famille Duvalier, qui a gouverné d’une main de fer
pendant trente ans (d’abord François - dit Papa Doc - puis Jean-Claude
- dit Bébé Doc), a pris la fuite vers la Côte d’Azur française avec une
fortune évaluée à plus de 900 millions de dollars ? Quelle autre
explication trouver à l’enrichissement de la famille de Suharto en
Indonésie dont la fortune, au moment où il a été chassé du pouvoir en
1998 après 32 ans de règne, était estimée à 40 milliards de dollars,
alors que son pays était en plein marasme ?



Parfois, comme dans le cas de la
dictature argentine (1976-1983), la situation est ubuesque. Pendant
cette période, la dette a été multipliée par 5,5 pour s’élever à 45
milliards de dollars en 1983, essentiellement contractée auprès de
banques privées, avec l’accord des autorités américaines. Dès 1976, un
prêt du FMI avait donné un signe fort aux banques du Nord : l’Argentine
de la dictature était fréquentable. La junte au pouvoir a recouru à un
endettement forcé des entreprises publiques, comme la compagnie
pétrolière YPF dont la dette externe est passée de 372 millions de
dollars à 6 milliards de dollars, elle a donc été multipliée par 16 en
7 ans. Mais les devises empruntées à cette époque ne sont pratiquement
jamais arrivées dans la caisse des entreprises publiques. Les sommes
empruntées aux banques des États-Unis y étaient en grande partie
replacées sous forme de dépôts, à un taux inférieur à celui de
l’emprunt. On a assisté alors à un enrichissement personnel des proches
du pouvoir dictatorial via des commissions importantes. A titre
d’exemple, entre juillet et novembre 1976, la Chase Manhattan Bank a
reçu mensuellement des dépôts de 22 millions de dollars et les a
rémunérés à environ 5,5 % ; pendant ce temps, au même rythme, la Banque
centrale d’Argentine empruntait 30 millions de dollars à la même banque
à un taux de 8,75 %. Tout cela s’est fait avec le soutien actif du FMI
et des États-Unis, permettant un maintien du régime de terreur tout en
rapprochant l’Argentine des États-Unis après l’expérience nationaliste
de Peron et de ses successeurs.



Ainsi, la dette s’est accrue très vite,
tout comme la richesse personnelle des proches du pouvoir. Ce fut
également bénéfique pour les banques du Nord : l’argent revenait en
partie dans leurs coffres, et pouvait être prêté de nouveau à d’autres
qui l’ont eux aussi remboursé... De plus, la fortune des dictateurs
était très utile aux banques car elle leur servait de garantie. Si
soudain le gouvernement d’un pays endetté montrait de la mauvaise
volonté à rembourser les prêts contractés au nom de l’État, la banque
pouvait gentiment menacer de geler les avoirs personnels secrets des
dirigeants, voire de les confisquer. La corruption et les détournements
ont donc joué un rôle important.



Par ailleurs, l’argent qui parvenait tout de même dans le pays emprunteur a été utilisé de manière bien ciblée.



Les crédits sont allés en priorité aux
méga-projets énergétiques ou d’infrastructures (barrages, centrales
thermiques, oléoducs...), très souvent inadaptés et mégalomaniaques,
que l’on a surnommés « éléphants blancs ». Le but n’était pas
d’améliorer la vie quotidienne des populations sur place, mais plutôt
de parvenir à extraire les richesses naturelles du Sud et les
transporter facilement vers le marché mondial. Par exemple, le barrage
d’Inga au Zaïre a permis de tirer une ligne à haute tension sans
précédent de 1.900 kilomètres vers le Katanga, province riche en
minerais en vue de leur extraction. Mais cette ligne ne s’est pas
accompagnée de l’installation de transformateurs pour fournir de
l’électricité aux villages qu’elle survole...



Cette logique prévaut encore
régulièrement, comme le prouve la construction du pipe-line
Tchad-Cameroun, lancé au milieu des années 1990 et permettant d’amener
le pétrole de la région de Doba (Tchad, enclavé) au terminal maritime
de Kribi (Cameroun), à 1.000 kilomètres de là. Sa mise en place se fait
au plus grand mépris des intérêts des populations. Par exemple, à
l’origine, pour indemniser les populations des dommages causés par ce
projet cofinancé par la Banque mondiale et associant Shell, Exxon et
Elf, les responsables ont proposé 3000 FCFA (4,5 dollars) par pied de
manguier détruit, alors que selon le député tchadien Ngarléjy Yorongar,
la première production de cet arbre peut donner 1000 mangues dont
chacune peut se négocier environ 100 FCFA (0,15 dollar)...



L’achat d’armes ou de matériel
militaire pour opprimer les peuples a aussi compté dans la montée de
l’endettement. Nombre de dictatures ont maintenu leur emprise sur les
populations en achetant à crédit des armes, avec la complicité active
ou passive des créanciers. Les populations d’aujourd’hui remboursent
donc une dette qui a permis d’acheter les armes responsables de la
disparition des leurs, que l’on pense aux 30.000 disparus en Argentine
sous la dictature (1976-1983), aux victimes du régime d’apartheid en
Afrique du Sud (1948-1994) ou du génocide au Rwanda (1994). L’argent
emprunté servait aussi à alimenter les caisses noires des régimes en
place, pour compromettre les partis d’opposition et financer des
campagnes électorales coûteuses et des politiques clientélistes.



Les prêts vont aussi en priorité à
l’aide liée. L’argent sert alors à acheter des produits fabriqués par
les entreprises du pays créancier, contribuant à redresser sa balance
commerciale. Les besoins réels des populations des PED passent au
second plan.



Infrastructures imposées par les
multinationales du Nord, aide liée, achat d’armes pour une répression
massive, détournements et corruption, voilà à quoi ont servi les sommes
empruntées pendant des décennies.



Acte 5 : la coupe déborde



Dans les années 90, dans leur très
grande majorité, les pays en développement sont tombés sous la coupe du
FMI. Mais rien n’est réglé pour autant, bien au contraire. La dette
continue sa course folle, on l’a vu, et les crises financières se
multiplient. L’ouverture totale du Tiers Monde aux capitaux étrangers
et les mesures libérales imposées par le FMI ont attiré des capitaux
fortement volatils, prêts à déguerpir dès les premiers signes de
fragilité économique. Ce fut le cas en Amérique du Sud en 1994, puis en
Asie du Sud-Est en 1997, en Russie en 1998, de nouveau en Amérique
latine en 1999, en Turquie entre 1999 et 2002, en Argentine en
2001-2002, au Brésil en 2002. Mais toujours et partout, les mêmes
recettes sont imposées : de nouveaux prêts en échange d’une
libéralisation accentuée de l’économie. D’ailleurs ces nouveaux prêts
alourdissent la dette, mais ne sont pas destinés à restaurer un peu de
bien-être pour les populations du Sud. Ils sont juste là pour permettre
à l’État en crise de rembourser ses créanciers du Nord, souvent
responsables d’investissements risqués et hasardeux...



A chaque fois, la priorité est donnée à
la poursuite du remboursement de la dette. Ainsi, depuis la crise de
1994, les revenus des exportations de pétrole du Mexique transitent par
un compte situé au États Unis, et un magistrat américain a
l’autorisation de bloquer les flux de ce compte vers le Mexique s’il ne
rembourse pas sa dette. Les États ainsi dominés par le FMI perdent leur
souveraineté : c’est effectivement une colonisation économique.



La dégringolade du prix des matières
premières se poursuit inexorablement. Ce que l’on observe ressemble
bien plus à du pillage des ressources du Sud qu’à des échanges
commerciaux équitables.



Au milieu des années 90, les dirigeants
des pays les plus riches sont particulièrement inquiets pour le système
financier international. En 1996, le sommet du G7 de Lyon décide donc
de lancer une initiative fort médiatisée pour alléger quelque peu la
dette des pays pauvres : l’initiative PPTE (« Pays pauvres très
endettés »).



Cette initiative, renforcée au sommet
du G7 de Cologne en 1999, est censée alléger la dette des pays pauvres
et très endettés. Mais elle est mal née : elle ne résout rien. Elle ne
concerne qu’un petit nombre de pays très pauvres (42 sur 165 PED) et
son but se limite à rendre leur dette extérieure soutenable. Le FMI et
la Banque mondiale essaient d’alléger la dette juste ce qu’il faut pour
mettre fin aux arriérés et aux demandes de restructurations, sans même
y parvenir d’ailleurs. Mais surtout ils profitent de cette initiative
qui semble généreuse pour imposer un renforcement de l’ajustement
structurel. Malgré une apparence de changement, la logique demeure.



Pour bénéficier d’un allégement de
dette dans le cadre de l’initiative PPTE, les étapes sont nombreuses et
exigeantes, et nécessitent un temps démesurément long.



Tout d’abord, les pays susceptibles d’y
prétendre doivent, selon le FMI, « avoir un degré d’endettement
intolérable » et « établir des antécédents positifs dans la mise en
œuvre de réformes et de bonnes politiques économiques au moyen de
programmes appuyés par le FMI et la Banque mondiale ». Il s’agit d’un
véritable parcours du combattant. Le pays concerné par cette initiative
doit d’abord signer un accord avec le FMI afin de mener pendant une
période de trois ans une politique économique approuvée par Washington.
Cette politique s’appuie sur la rédaction d’un Document de stratégie
pour la réduction de la pauvreté (DSRP). Ce document précise dans le
détail la liste des privatisations, les mesures de dérégulation
économique permettant de générer des ressources pour le remboursement
de la dette d’une part, et comment d’autre part les fonds résultant de
l’allégement seront utilisés, notamment pour lutter contre la pauvreté.
On voit la contradiction.



À l’issue de cette période de trois
ans, le FMI et la Banque mondiale cherchent à savoir si la politique
suivie par ce pays est suffisante pour lui permettre de rembourser sa
dette. Le critère retenu pour déterminer une éventuelle insoutenabilité
de la dette est le rapport entre la valeur actuelle de sa dette et le
montant annuel de ses exportations. Grosso modo, si ce ratio est
supérieur à 150 %, la dette est estimée insoutenable. Dans ce cas, ce
pays atteint le point de décision et est déclaré admissible à
l’initiative PPTE.



Un pays ayant atteint favorablement le
point de décision doit alors poursuivre l’application des politiques
agréées par le FMI et rédiger un DSRP définitif. La durée de cette
période varie entre un et trois ans, elle est déterminée par la
rédaction du DSRP et la mise en œuvre satisfaisante des réformes-clés
convenues avec le FMI. Ces réformes-clés correspondent en fait à un
renforcement de l’ajustement structurel des années 1980 et 1990,
rebaptisé DSRP pour la circonstance.



Puis arrive le point d’achèvement. Le
pays bénéficie alors d’une légère réduction du stock de sa dette
extérieure de façon à la rendre soutenable. L’allégement permet
finalement de faire payer les PED au maximum de leurs possibilités. En
fait, on annule essentiellement les créances impayables. L’initiative
PPTE est avant tout destinée à garantir la pérennité des remboursements
et à dissimuler le renforcement de l’ajustement structurel sous une
apparence de générosité. En 2000, soit quatre ans après le début de
l’initiative, les 42 PPTE ont transféré des sommes colossales au Nord :
le transfert net sur la dette a été négatif pour eux d’environ 2,3
milliards de dollars.



Dès 2000, la CNUCED est très claire :
« Les espoirs que l’on fonde actuellement sur la mise en œuvre de
l’initiative renforcée en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE)
ne sont pas réalistes. L’allégement de la dette envisagé ne suffira pas
à rendre celle-ci supportable à moyen terme (...) ; par ailleurs,
l’ampleur de l’allégement de la dette et la manière dont il
interviendra n’auront pas d’effets directs majeurs sur la réduction de
la pauvreté. »



Au total, 34 parmi les 42 PPTE sont des
pays d’Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter 4 pays
d’Amérique latine (le Honduras, le Nicaragua, la Bolivie, le Guyana), 3
pays d’Asie (le Laos, le Vietnam et Myanmar) et le Yémen. Seuls les
pays très pauvres et très endettés peuvent espérer de légers
allégements. Ainsi le Nigeria est très endetté, mais comme il s’agit
d’un pays producteur de pétrole, il n’est pas jugé assez pauvre. Haïti,
un des pays les plus pauvres de la planète, n’est pas jugé assez
endetté pour être éligible. Et les pays où vivent la plupart des
pauvres de la planète ne sont pas concernés : la Chine, l’Inde,
l’Indonésie, le Brésil, l’Argentine, le Mexique, les Philippines, le
Pakistan, etc. Les PPTE ne représentent que 11 % de la population
totale des PED. Comment espérer sortir de l’impasse financière actuelle
où sont plongés tous les PED avec une telle initiative ?



Même ces 42 pays ne seront pas tous
bénéficiaires d’allégements. En effet, le Laos ne demande pas à
profiter de cette initiative, parce que ses dirigeants jugent qu’elle
apporte plus d’inconvénients que d’avantages. De plus, 4 pays sont
arrivés au point de décision et ont eu une réponse négative : l’Angola,
le Kenya, le Vietnam et le Yémen. Leur endettement est jugé soutenable,
même si par exemple l’Angola, ravagé par 25 ans de guerre civile
entretenue par les multinationales pétrolières, a dû affronter en 2002
une famine sans précédent sur son territoire... Enfin, les prévisions
indiquent que trois autres pays ne sont pas en mesure de bénéficier de
l’initiative (à cause d’un état de guerre ou d’un manque de coopération
avec les pays riches) : le Liberia, le Soudan et la Somalie, ainsi
sanctionnés parce qu’ils ne sont pas politiquement corrects.
L’initiative PPTE concerne donc au mieux 34 pays.



En décembre 2002, 26 pays avaient
atteint le point de décision, et 6 d’entre eux avaient atteint le point
d’achèvement : l’Ouganda, la Bolivie, le Mozambique, la Tanzanie, le
Burkina Faso et la Mauritanie.



La CNUCED est toujours très lucide dans son rapport de septembre 2002 : « Après
presque deux décennies de programmes d’ajustement structurel, la
pauvreté a augmenté, la croissance est le plus souvent lente et
erratique, les crises rurales se sont aggravées et la
désindustrialisation a mis à mal les perspectives de croissance. Depuis
deux ans la réduction de la pauvreté est devenue l’objectif fondamental
des programmes et des activités des institutions financières
internationales en Afrique et dans d’autres pays à faible revenu. Ce
changement d’attitude mérite d’être salué. Mais y a-t-il eu une
évolution des esprits ?
 » Ou encore : « Un examen
détaillé des mesures macroéconomiques et d’ajustement structurel
figurant dans les DSRP permet de constater qu’il n’y a pas de remise en
cause fondamentale des conseils formulés dans le cadre de ce que l’on
appelle le Consensus de Washington.
 » Detlef Kotte, l’un de ses cadres dirigeants, n’hésite pas à écrire : « Le
FMI ou la Banque mondiale ont changé les mots, changé les sigles,
changé leur mode de consultation, mais n’ont rien changé à leur credo.
 » On le voit, aujourd’hui le problème de la dette reste entier.















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