le Contrat
Attention, ca fait mal à la tête...
le blog de resistanz974, dédié à la décroissance, à la contre-culture, au scepticisme et à la critique systématique, au refus des dogmes et des pensées uniques et à toutes formes de révolutions
J'ai une petite fille de trois ans. Lorsque j'ai appris ça à la radio, j'ai hésité à lui en parler. Et puis je me suis dit qu'elle n'avait pas l'âge d'entendre ça, qu'elle ne comprendrait pas. 17 000 €. Pourquoi ? Comment ? Je ne sais pas. Elle est née avec 17 000 € de dettes ! Vous vous rendez compte ! 17 000 € qui pèsent sur ses frêles épaules. Je ne lui ai pas encore dit. Suis-je un mauvais père ? Après la radio, j'ai lu dans un journal que cette épée de Damoclès tombera, un jour, c'est sûr, si on ne fait rien. Laisser "filer la dette", c'est la "facilité", le "manque de courage politique", c'est l'œuvre d'une gauche dépensière et irresponsable. Heureusement, le ministre de l'Économie du gouvernement Villepin, Thierry Breton, a dit qui allait prendre le problème à bras le corps, s'en occuper personnellement. Volontariste, responsable, économe des deniers de contribuables. Un bon "père de famille", lui, pas comme moi. Je ne lui ai toujours pas dit. Je n'ose pas. Vous feriez quoi, vous ?
Dès juillet 2005, Thierry Breton a retroussé ses manches. Fait de la "pédagogie" auprès des citoyens français. Il en a appelé à leur "res-pon-sa-bi-li-té". Car l'État ne pourra pas se permettre plus longtemps de poursuivre son train-de-vie actuel. Un patachon, l'État ! Des dépenses inconsidérées ! Et tous ces gaspillages qui n'honorent pas nos services publics et qui pourraient très bien être assurés par le secteur privé. Le message tient en deux mots : modernisons-nous ! Thierry Breton a pris sa plume pour écrire à Michel Pébereau. En raison de la "compétence économique et financière", de l'"expérience européenne et internationale" de ce dernier, il a décidé de lui confier la rédaction d'un rapport sur la dette publique française. Il lui a bien rappelé, dans sa "lettre de mission", que "pour la première fois, l'impôt sur le revenu 2006 ne servira qu'à rembourser les intérêts de la dette publique".
La dette, c'est de notre faute
Décembre 2005 : le rapport était sur le bureau du ministre, savoureusement intitulé "des finances publiques au service de notre avenir : rompre avec la facilité de la dette publique pour renforcer notre croissance économique et notre cohésion sociale". Accablant. On y apprend que la dette, c'est de notre faute : ce ne sont pas des "circonstances exceptionnelles" qui l'ont engendrée, mais bien "une gestion insuffisamment rigoureuse des dépenses publiques", ou encore "les lourdeurs et les incohérences de notre appareil administratif", et "nos pratiques politiques collectives". Suivent, sur plus de cent trente pages, les explications de ce désastre national.
Heureusement, tous les leaders politiques ont mesuré l'ampleur du problème lors de la campagne électorale. Ségolène Royal comme Nicolas Sarkozy se sont fait un point d'honneur à ne pas oublier le thème de la dette dans leurs discours-programmes. Mais la palme revient à François Bayrou, président de l'UDF. "La question de la dette est un déshonneur pour les générations de responsables qui ont été au pouvoir depuis vingt-cinq ans", affirme-t-il. "Depuis 1981, année après année, le déficit a été toujours davantage creusé et la dette s'est toujours davantage accumulée (…). C'est une somme astronomique qu'aucun esprit normalement constitué ne peut se représenter. (…) On dit souvent : la dette, ce sont nos enfants qui devront la payer. (…) Nous vivons comme des inconscients qui jouent assis sur une bombe. Car l'explosion nous guette." (Extraits du livre Projet d'espoir, 2007).
Un sujet tellement consensuel
Pourquoi le consensus politique sur ce sujet n'a-t-il étonné personne ? Pas un journaliste des principaux médias ? Il y avait quand même des signes : les trouvailles de Thierry Breton sont, surtout, de beaux slogans marketing. Et le rapport de Michel Pébereau est le copier-coller de la Public choice theory (école des choix publics), courant d'économistes orthodoxes hégémoniques en Amérique au début des années 80 et qui considère que "les déficits naissent parce que les politiciens accroissent leur perspective de survie politique en augmentant les dépenses (…)" (cf. Sébastien Guex, La politique des caisses vides : État, finances publiques et mondialisation, Acte de la recherche en sciences sociales, n°146-147, 2003).
Contraindre l'État à rétrécir. Voilà l'enjeu central de cette litanie de la dette publique. Un enjeu pour une politique de droite, libérale, puisque la gauche est plutôt, historiquement, du côté de l'État social, protecteur. Si, sur ce point, droite républicaine et gauche de gouvernement sont tacitement en accord, on comprend que la question de la dette ne fasse pas débat, que le consensus soit installé et que les critiques de ce discours dominant restent inaudibles… Les critiques ? Il en existe, évidemment ! Mais il faut chercher du côté d'économistes de courants scientifiquement sérieux… malheureusement moins à la mode que les tenants de la théorie néoclassique.
Depuis le début des années 70, moment du tournant vers le néolibéralisme, c'est-à-dire vers une politique musclée de contre-réforme axée sur le patient démantèlement des conquêtes sociales, économiques et fiscales des salariés, cette théorie a été appliquée de façon délibérée dans des pays comme la Nouvelle Zélande, la Suisse, l'Angleterre de Thatcher ou l'Amérique de Reagan. Leurs dirigeants ont eu l'idée de consentir à des baisses d'impôts, tout en laissant filer les dépenses publiques, pour creuser le déficit, et l'utiliser, ensuite, comme un "formidable moyen de pression pour contraindre l'État à rétrécir" (Guy Sorman, cité par Sébastien Guex, op. cit).
Ce que vous n'avez entendu nulle part
En réponse au rapport Pébereau, l'OFCE, l'observatoire français de la conjoncture économique, dirigé par Jean-Paul Fitoussi, un organisme plutôt lié au courant keynésien, a posé la question dès janvier 2006 : "Faut-il réduire la dette publique ?". Les arguments développés sont solides.
Premier d'entre eux, si chaque nouveau-né hérite de dettes, il hérite aussi d'actifs publics (routes, écoles, maternités, équipements sportifs, etc.). Ne pas en tenir compte relève de l'escroquerie intellectuelle. Car cela change tout : chaque nouveau-né n'est, en fait, pas endetté de 17 000 €, mais riche de 166 000 € !
Deuxième argument, celui des comparaisons internationales : la dette de la France (66% du PIB) est au même niveau que celle des États-Unis (65%), en dessous de la moyenne de la zone euro (72%) et largement plus faible que celle du Japon (169%).
Troisième argument : est-il bien sérieux d'évaluer l'héritage futur des enfants français à l'aune de la seule dette publique ? Evidemment, non. Il faut aussi prendre en compte l'épargne de leurs parents. Et, d'une manière générale, il faut prendre en compte toute la richesse nationale. De ce point de vue, la France consomme nettement moins qu'elle ne produit et ne vit donc pas "au dessus de ses moyens".
Quatrième argument, et non des moindres, les marchés financiers verraient sûrement d'un mauvais œil le remboursement total de la dette. "Les agents privés désirent détenir de la dette, rappelle l'OFCE (…). La dette publique française est demandée. Les marchés font confiance à la signature de l'État français". Ainsi, 59 % de la dette est-elle détenue par des étrangers… Cela pose-t-il un problème ? "Au contraire, explique l'Agence France Trésor, organisme public chargé de gérer la dette, l'État diminue son risque de refinancement en diversifiant sa base d'investisseurs" (http://www.aft.gouv.fr/ rubrique : " qui détient la dette de l'État ? " et " 20 question sur la dette publique ").
L'État n'est pas un bon père de famille
Comme on le voit, la question de la dette publique est autant une question de macroéconomie qu'une question politique, et une discussion à son propos mérite assurément mieux qu'un "bon coup marketing" ou qu'un rapport de "commande" à un expert soi-disant "indépendant" (cf. encadré ci-dessous). S'il ne s'agit évidemment pas de nier l'existence de la dette, il s'agit surtout de montrer que le problème n'est pas moral, qu'il n'est en rien lié au "déshonneur", à l'"irresponsabilité", ou à l'"inconscience" des dirigeants, comme le pense François Bayrou.
La dette publique a augmenté depuis vingt-cinq ans ? Il y a des raisons sérieuses à cela. Si elle est passée de 20 % du PIB en 1980 à 66 % en 2005, c'est principalement en raison d'un phénomène dû au chômage de masse qui s'est installé, en France, depuis cette période. La majeure partie de la dépense publique concerne la protection sociale (retraites, santé, allocations chômage). Cette protection sociale ne constitue pas, à proprement parler, des dépenses, il s'agit surtout d'un système de solidarité et de redistribution au sein de la population nationale. La montée puis l'installation du chômage de masse a mis à mal ce système : moins de cotisants et moins de personnes imposables, mais de plus en plus de personnes sans ressources…
Dans une telle situation, le rôle de l'État est évidemment fondamental. Pour les experts de l'OFCE, l'État n'a pas, en matière d'économie, vocation à se comporter comme un ménage ayant une gestion de "bon père de famille" ou comme une entreprise privée devant chercher à épargner. L'État doit jouer son rôle d'État : "certes, une gestion rigoureuse et certains redéploiements sont nécessaires", mais l'État est "immortel, il peut avoir une dette en permanence, il n'a pas à la rembourser (…), [ce serait, de toutes façons] un objectif coûteux et sans réelle signification économique". A propos du recours, dans le passé, au déficit public, l'OFCE estime qu'il "a été nécessaire pour soutenir l'activité". Pour ce qui est de sa réduction, aujourd'hui, elle aura "un impact négatif à court terme sur la croissance économique"… Cette fois, c'est le rapport Pébereau qui l'avoue à la page 111 ! Et l'OFCE de renchérir : "Est-ce le moment d'affaiblir encore les espoirs de reprise ?". La question mériterait d'être posée. Mais le consensus ambiant empêche tout débat. Pas vraiment rassurant tout ça. Sinon que les épaules de ma petite fille sont finalement moins lourdes que monsieur Breton ne le dit.
Fabien Eloire
Imaginez vous que ce monsieur soit président et qu'il detienne les codes qui peuvent faire péter la planète...
La force du système capitaliste réside sans doute en sa capacité à diffuser une morale anesthésiante qui vient légitimer les rapports de domination, non seulement aux yeux de ceux qui en sont victimes, mais aussi aux yeux de certains dirigeants qui sont parfois les premières dupes de l’idéologie qu’ils véhiculent.
Sous la période que l’on nomme Ancien Régime, la servitude était explicite et paraît aujourd’hui scandaleuse à tout bon citoyen français passé par les écoles de la République. Les hussards en blue-jeans, et autres instances porteuses de la culture légitime éduquent les consciences naissantes en expliquant combien le principe des privilèges, qui permettait aux nobles propriétaires de mener bon train sans travailler, était injuste et scandaleux. Fort heureusement, la Révolution a renversé cet ordre inique, en instaurant l’égalité de droit. Seulement, une fois de plus, il s’agit d’une vision sélective de l’histoire, vision qui contribue à occulter une partie de la réalité sociale contemporaine.
Rappelons d’abord que les revenus sur la rente existent encore aujourd’hui, et sont toujours aussi scandaleux qu’au XVIIIième siècle. Des propriétaires fonciers continuent de louer des terres et de s’accorder instinctivement pour faire flamber les prix de l’immobilier, etc. De nombreux individus continuent de vivre dans le luxe, simplement parce qu’ils sont propriétaires, souvent de père en fils. Pourtant, ce scandale ne choque pas l’opinion. On exhibe la jet-set dans les peopleries médiatiques, et ce sont les plus pauvres qui s’intéressent le plus à ces sagas toutes plus vulgaires les unes que les autres. Le Versailles moderne est idéalisé et porté au pinacle par le nouveau Tiers Etat. Triste ironie…
Ces quelques lignes auront suffit à rappeler le caractère foncièrement scandaleux de la rente.
Il est un autre scandale qui mérite plus d’attention et de réflexion : celui du travail salarié. Ce dernier est en effet beaucoup plus difficile à dénoncer car le travail est une valeur profondément ancrée dans nos consciences. L’analyse historique permet de relativiser le caractère absolu de cette sacro-sainte divinité occidentale. En effet, le travail n’apparaît comme valeur qu’assez tardivement : au cours du XVIIIème siècle, avec la naissance de la bourgeoisie. Jusque là, dans le système des valeurs nobiliaires, le travail était méprisé : il symbolise la déchéance de l’homme contraint depuis la faute du Péché Originel de travailler pour subvenir à ses besoins. Le luxe ultime était donc de pouvoir échapper à cette sordide condition qu’est celle du travailleur, en faisant travailler les autres.
Avec la naissance d’une proto-industrie (notamment dans l’Angleterre du XVIIIème siècle), d’autres valeurs émergent, telles que la famille (amour pour les enfants et la conjointe), l’épargne et bien sûr le travail. La réussite sociale doit désormais se mériter. En France, tout l’art de la bourgeoisie a été de s’appuyer sur l’élan de révolte contre l’ordre établi pour achever d’imposer ses valeurs. Et la fourberie a réussi : les historiens dignes de ce nom s’accordent aujourd’hui pour reconnaître que notre grande et belle Révolution Française a surtout profité à la bourgeoisie. En employant l’expression Ancien Régime, on suppose que le nouveau est radicalement différent. Or, les valeurs de la méritocratie et la morale du travail véhiculent une idéologie venant légitimer un système, qui, par essence, est tout aussi scandaleux que l’ancien.
Avec beaucoup de bon sens, Proudhon nous explique en quoi le travail, dans un système capitaliste, est toujours une spoliation, en distinguant fort judicieusement productivité du travail individuel et productivité du travail collectif. Dans son Mémoire sur la propriété, il fournit un exemple d’une telle pertinence que le lecteur, désarçonné, risque de choir de la selle des certitudes sur laquelle on l’a confortablement installé :
« Deux cent grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Louqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme en deux cent jours en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme des salaires eut été la même. »
Le salaire, dans le meilleur des cas, ne rémunère que la valeur du produit individuel du travail fourni par chaque ouvrier. Qu’en est-il de la valeur du travail collectif résultant de l’effet de synergie que permet l’association des hommes dans leur labeur ? Eh bien ce profit, la somme de la force collective, est tout bonnement empoché par l’employeur. Les salaires mirobolants perçus par les propriétaires dirigeants sont directement prélevés sur le dos des hommes, véritables bêtes de somme qui constituent ce que l’on appelle sans vergogne les « ressources humaines. » Le contrat de travail n’est qu’un biais institutionnel permettant la légitimation de l’asservissement économique, forme nouvelle d’esclavage dont a accouché la modernité. On comprend combien l’illusion de la juste rémunération est rentable et bien plus subtile que le système ouvertement scandaleux de l’Ancien Régime. Le travail, nouvelle religion, est donc vénéré dans nos sociétés, et l'on sait à quel point le fait d’être sans emploi peut être un stigmate social douloureux.
Pourtant, si « tout travail mérite salaire », comme l’enseigne la morale capitaliste aux enfants qui livrent les journaux ou tondent les pelouses des grands dans les pays développés, la réciproque n’est pas vraie : encore aujourd’hui, tout salaire n’est pas le fruit d’un travail…
La conceptualisation simple que propose Proudhon, le raisonnement aisé à saisir lorsque l’on fait preuve d’honnêteté intellectuelle, est un moyen (il en est d’autres) de démonter objectivement les principes moraux qui font du travail une fin en soi.
Penser le monde dans lequel on est jeté, voilà une action hautement subversive, une menace incontrôlable pour l’ordre établi.